Cet essai retrace l'histoire d'une série de malentendus qui jalonnent les vies multiples d'une œuvre et interrogent le rapport toujours tendu qu'entretiennent l'art et le politique. Tout débute par un ensemble de stratégies interprétatives destinées à " neutraliser " le sens que l'on attribue à la peinture du drapeau des États-Unis réalisée par Jasper Johns en 1954-1955. En inverser les couleurs revient-il à révéler une charge politique latente? Les interprétations qu'en donnent Faith Ringgold, Donald Judd ou Yvonne Rainer à la fin des années 1960 trahissent-elles l'indifférence de leur modèle? Certes, nous prévient Jasper Johns, un artiste qui dit fabriquer du chewing-gum peut se trouver attribuer l'intention de produire de la colle. L'histoire continue et, en 2025, on ne saurait sous-estimer la portée symbolique d'un drapeau des États-Unis en négatif tel que l'a peint Jasper Johns il y a tout juste 60 ans.
Les contributeurs et contributrices de ce numéro se penchent sur la question du travail dans ses relations avec l'histoire de l'art. Des représentations iconographiques – comme celles de l'artisanat, de l'industrie ou encore des femmes au travail – aux corporations et à la conception du statut de l'artiste en passant par la définition et l'exercice du métier d'historien et historienne de l'art, le thème de ce numéro permet d'examiner l'évolution de la conception de l'activité artistique en même temps que le développement du vocabulaire destiné à la nommer. Il s'agira également d'identifier les courants de l'histoire de l'art qui ont porté leur attention sur la production et le processus de l'art plutôt que sur sa réception et de comprendre selon quelles théories, méthodologies ou idéologies la discipline s'est constituée.
Longtemps considérée comme l'expression d'un idéal esthétique par l'histoire de l'art, la représentation du corps humain est aujourd'hui comprise grâce aux sciences humaines et sociales comme un instrument normatif qui révèle aussi des choix politiques, des critères sociaux, des canons artistiques. S'intéresser aux images de corps extrêmes, c'est choisir d'aborder le problème de la norme par ce qui l'excède, la subvertit et la façonne à la fois : qu'est-ce qu'un corps hors normes, un corps limite ? Les corps perçus comme parfaits ne sont-ils pas eux-mêmes, à leur manière, extrêmes ? Fidèle à sa focale historiographique, Perspective fait le point sur le sujet en réunissant des contributions de chercheurs et chercheuses qui étudient, de la théorie des proportions à la tératologie, quelques-uns des corps extrêmes les plus significatifs de l'histoire de l'art.
Dans des chaos de grès proches de Fontainebleau se trouve un triptyque gravé il y a 21 000 ans, à la même époque que la grotte de Lascaux. Deux chevaux encadrent le pubis d'une femme, qui rappelle au visiteur actuel le tableau de Gustave Courbet, L'Origine du monde. De l'eau s'écoule occasionnellement de cette véritable installation paléolithique. Après avoir analysé son fonctionnement ainsi que ses parentés stylistiques et thématiques dans le contexte du Paléolithique récent européen, l'auteur en propose une interprétation à la lumière de la mythologie comparée. Quelques surprenants échos se décèlent ainsi avec l'imaginaire de Courbet.
En mai 1913, Rodin refusa de signer l'épreuve d'une gravure que lui apportait Gladys Deacon, célèbre femme du monde et collectionneuse. Enquêter sur cet incident, c'est remonter le fil d'une histoire où l'estampe, passant de mains en mains, présente des analogies avec le papier-monnaie. Peu de médiums artistiques sont aussi relationnels que l'estampe, cette feuille volante traverse différents cercles, celui des imprimeurs, artistes, éditeurs, marchands, collectionneurs, bibliothèques et musées qui sont autant de milieux professionnels et sociaux qu'une simple gravure met en rapport au cours de ses périples. Le cas de la pointe sèche de Rodin intitulée Les Amours conduisant le monde (1881) en offre un parfait exemple. Les archives parisiennes de la bibliothèque de l'Institut national d'histoire de l'art, croisées avec celles du musée Rodin, permettent de reconstituer Ce cheminement.
Perspective interrogera ici l'autonomie en art à partir de quelques moments clés comme l'essor de la philosophie esthétique au XVIIIe siècle ou encore le formalisme moderniste et les avant-gardes du siècle dernier. Toutefois, peut-on penser cette notion seulement à partir d'usages circonscrits et revendiqués? Est-il possible d'envisager plus largement les jalons de son histoire? Historiennes et historiens de l'art, de l'architecture, anthropologues, philosophes et artistes se pencheront sur le mythe et la préhistoire de ce concept à travers les liens de l'histoire de l'art aux sciences humaines, les rapports de l'art, des œuvres et des artistes aux champs social ou moral et aux luttes politiques, ou encore en approchant les œuvres et les images comme des vecteurs d'émancipation ou des moteurs d'autonomie.
À la fin de sa vie, Lina Bo Bardi (1914-1992) conçoit un projet destine´ a` être présente´ lors de l'Exposition universelle de Séville de 1992. Il ne sera jamais réalisé, mais rend compte de plusieurs des préoccupations de cette architecte et intellectuelle, qui vécut entre l'Italie et le Brésil, notamment sa vigilance a` l'égard de l'ascendance des valeurs occidentales sur le reste du monde et sa conviction que les identités culturelles sont ancrées dans les manifestations quotidiennes. Pour elle, l'architecture ne se réduit pas a` un effet formel, elle implique la vie, la pensée critique et l'action collective. Cet ouvrage nous permet de comprendre le dialogue, à la fois critique et fécond, que Lina Bo Bardi noue avec la culture du xxe siècle. Son héritage créatif et visionnaire reste d'actualité dans un monde où les valeurs et pratiques humanistes sont en jeu.
Perspective interroge la mode en tant que pratique rhétorique, artistique et culturelle. Historiens de l'art, de la mode et archéologues, mais aussi designers et conservateurs se penchent sur les manières dont le vêtement et la parure ont servi à exprimer le lien des individus aux identités individuelles et collectives qui composent une société à un moment de son histoire. Manifestation visuelle, matérielle et symbolique du changement, la mode s'assimile à un processus interactif d'hybridation, de négociation et d'adaptation. Interrogeant son historiographie, ce sont autant d'auteurs et de disciplines qui éclairent l'histoire des formes portées ou des mises en forme et en image de soi, de l'Antiquité au présent. Car dénouer les enchevêtrements aussi bien esthétiques, sociaux et politiques que la mode suscite nécessite une approche résolument globale.
Fondée sur l'étude du visible, l'histoire de l'art hérite aussi de l'opposition entre lumière et ombre qui, des récits originels aux positivismes modernes, polarise notre rapport au monde et à son étude, et nos imaginaires. Historiens de l'art, artistes et archéologues interrogent ici les développements de la discipline à l'aune du lien entre savoir, positivité et lucidité, d'une part, et non-savoir, négativité et obscurité, de l'autre. De l'usage du noir (couleurs, matériaux) à l'exploitation de conditions de visibilité spécifiques (la pénombre, la nuit), en passant par les objets de la représentation (peaux sombres, peaux noires), comment approcher l'histoire de l'obscurité? Cette dernière renvoie enfin aux zones d'ombre de l'histoire de l'art, tant d'un point de vue plastique que méthodologique. Dans quelle mesure avons-nous été et sommes-nous encore aveuglés par la lumière comme par des mythes à certains égards structurants pour la discipline? Et si la perception ne peut être réduite à la seule visualité, à quoi l'obscurité peut-elle ouvrir la voie?