Des vies extraordinaires : les territoires du récit
Si les récits " biographiques " de vies extraordinaires partagent avec les récits légendaires une part de merveilleux, ils s'en distinguent cependant par bien des aspects, et tout d'abord du fait de l'action efficace déployée par le personnage central du récit. Héroïnes et héros, saintes et saints acquièrent ainsi, bien souvent, une dimension fondatrice d'un culte, d'un sanctuaire, d'un " lieu de mémoire " ou d'un mouvement collectif. Ils sont par conséquent ancrés dans un territoire. " Comme Michel de Certeau l'a si bien montré dans la Fable mystique, les histoires de saints racontent des "relations" : "Ce sont des récits de transferts, ou d'opérations transformatrices dans des contextes énonciatifs" [1982, p. 65] " (Carrin, 1995, p. 107).
Ce numéro thématique invite à une réflexion documentée sur le rapport entre les situations d'usage de la parole et leurs contextes sociaux (entendus dans un sens large). Il propose sept études fondées sur des enquêtes tout à la fois ethnographiques et historiques. Si les auteurs sont associés formellement à des disciplines différentes (anthropologie sociale et linguistique, littérature comparée, sociologie), leurs perspectives spécifiques n'en contribuent pas moins à mettre en évidence la dimension pragmatique de l'oralité des formes de discours qui sont retenues comme objet de leurs enquêtes.
ll n'y a pas plus de grand partage entre les cultures exotiques et nos cultures domestiques qu'entre l'expérience de l'oralité du monde et la prose littéraire des écrivains les plus stylistes.Le " scripturaire " (occidental) n'est plus ce qui se sépare et nous sépare fatalement du " monde magique des voix " (Michel de Certeau); au contraire, la littérature est parfois le lieu et la formule d'une " ample mélodie tissée de mille voix ", " chant d'une lampe " ou " souffle du soir " (Rainer M. Rilke).C'est en tout cas cette hétérophonie constitutive de quelques récits que nous souhaitons donner à entendre ici.
Les performances verbales, musicales ou dansées étudiées par l'ethnopoétique offrent des changements de rythme qui assurent leur efficacité. Mais que se passe-t-il au juste quand le rythme change? et pourquoi en changer? Ce sont les basculements rythmiques que les contributions du volume s'attachent à comprendre, ces moments où quelque chose se passe et un événement se produit.L'oreille attentive à ce volume sera captivée par différentes variations rythmiques: celles du chant choral des jeunes filles à Sparte, de l'ahwash berbère du Maroc, du semah des Alévis de Turquie, mais aussi par celles des veillées musicales de Sanaa au Yémen, des paroles proverbiales chez les Bwa du Mali, ou encore par les variations réalisées dans la chanson tango et le rap. Autant de performances analysées ici, qui aident à comprendre en contexte ce que " changer de rythme " veut dire.
Dans ce numéro des Cahiers de Littérature Orale, la parole est donnée aux conteurs en acte. Quel que soit leur répertoire, reçu dans l'enfance encore pour certains, puisé dans les recueils de littérature orale de divers pays moins en fonction de l'origine qu'en raison du thème ou de la forme qui leur parle au présent et dans leur lieu de vie, ou encore construit à partir de témoignages, d'histoires de vie ou d'événements qui tout simplement les ont touchés.
Si ce numéro était un document audiovisuel des années 1960-1970, il comporterait un carré blanc ou de nos jours la mention " interdit au moins de x ans ". Chastes oreilles et regards pudiques, ce numéro risque sinon de vous choquer du moins de vous mettre mal à l'aise.Trêve de plaisanteries! CLO a souhaité avec ce numéro aborder délibérément des thèmes considérés comme tabous, ou dont on ne parle que par métaphores, détours, allusions (plusieurs textes du précédent numéro " L'adresse indirecte… " abordent cette question). Au contraire, nous avons tenté d'examiner ici la façon dont les différentes sociétés exprimaient leur relation à la scatologie ou à la sexualité. Les mots pour dire, provoquer, attaquer, exorciser, rire… Les circonstances dans lesquelles ils étaient dits et les situations dans lesquelles ils avaient été recueillis.
L'adresse indirecte ou la parole détournée. Évitement ou stratégie ?
Il n'est pas toujours aisé d'exprimer ce que l'on a à dire de façon franche et directe. Différents moyens permettent de contourner les obstacles tout en se conformant aux règles de la société. Détours et détournement pour éviter un contenu prohibé, un tabou langagier, une parole trop agressive, sont parfois codifiés par des règles sociales d'expression et constituent ainsi de véritables genres de littérature orale, jouant un rôle plus ou moins important selon les contextes. Évitement ou stratégie ? Façon de dire ou façon de faire ? La question mérite d'être posée car, sous l'apparence de la fuite et du détour, se dissimule bien souvent l'objectif inavoué que peut représenter l'adresse indirecte, la stratégie précisément pour obtenir une écoute et une adhésion que l'adresse directe ne saurait faire admettre. La perspective de ce numéro n'est pas celle du détournement d'un interdit langagier, mais celle de l'évitement d'une adresse directe, du contact même, avec les véritables destinataires.
Les paroles se modifient, s'éparpillent, se gaspillent, ou se transforment parfois en petites torpilles amusantes ou plus blessantes... C'est ainsi que ce numéro part à la découverte de paroles de jeux et de paroles de crise, qu'elles soient indonésiennes ou nigériennes, grecques, éthiopiennes ou calédoniennes. Ces discours visent à agir sur l'énonciataire bien sûr mais aussi sur l'énonciateur lui-même, à vif ou en mémoire discursive. C'est pourquoi, si les articles que nous proposons sont centrés sur l'échange immédiat – " la disposition à interagir avec autrui " qui constitue " l'un des aspects de la socialité " (Hanks, 2009 : 87) –, ils abordent aussi la mémoire des paroles et son retentissement dans une durée qui outrepasse le seul temps de l'interlocution.
Ce numéro propose une libre exploration - très richement illustrée - de quelques-unes des manières et des raisons dont la littérature orale peut inspirer des créateurs, dessinateurs, peintres, sculpteurs, plasticiens, imagiers.
C'est en l'honneur de Geneviève Calame-Griaule que ce volume de la revue des Cahiers de Littérature orale, dont elle a été la fondatrice, a été conçu. Et comme le hasard fait toujours bien les choses, la récente réédition de son ouvrage, publié en 1965, Ethnologie et Langage - véritable manifeste de l'ethnolinguistique - fait l'objet d'un compte rendu dans ce même volume. Ce qui offre au lecteur une vue ample et renouvelée de cette branche des sciences humaines indispensable à l'étude des sociétés. Geneviève Calame-Griaule a posé les jalons de l'étude de la littérature orale : " textuelle (linguistique), contextuelle et ethnographique, définissant ainsi la notion fondamentale et organisatrice de son approche ethnolinguistique de la littérature orale, ce que les Anglo-Saxons ont nommé performance ". Dans son sillage, les chercheurs qui lui rendent ici hommage abordent le texte oral (dans les Antilles et en Afrique occidentale) dans le même souci de compréhension totale, par rapport " à l'énonciateur, au public, à l'espace et au temps, en tenant compte du style, de la gestuelle et de la mimique de l'énonciateur ainsi que de l'échange entre ce dernier et le public ".