L'évolution récente de la méthodologie des sciences sociales impose désormais à la recherche historique un suivi individualisé et multidimensionnel des acteurs et de leurs conduites au fil du temps. Il s'agit d'étudier des processus complexes, des agencements de comportements successifs, construits progressivement par chaque acteur, à travers tâtonnements, essais et erreurs. Une telle investigation implique l'utilisation de bases de données informatisées, permettant de transformer une masse d'informations issues de sources multiples en données exploitables. Les articles présents dans ce numéro explicitent cette opération de la plus haute importance, tant sur le plan épistémologique qu'empirique, en histoire et dans les sciences sociales.
À travers deux brèves présentations des fonds "statistiques", conservés par les Archives nationales de l'outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence) et par les Archives nationales du monde du travail (ANMT, Roubaix), et des articles d'historien·nes concernant des époques, aires géographiques et configurations politiques distinctes, ce dossier aborde: les enjeux des dénombrements de population et des classements qui en découlent, les usages du chiffre pour le contrôle du trafic de l'opium en Indochine, les ressorts d'une banque d'émission à la Réunion pendant la Belle Époque, ainsi que l'inégale diffusion des données financières en contexte colonial à travers le cas de l'Afrique-Équatoriale française lors de la crise du caoutchouc de 1913.
L'histoire maritime à l'épreuve des humanités numériques
De la saisie des millions de passages de navires entre la Baltique et la mer du Nord sur quatre siècles (Sound Toll Registers Online) à la tentative de créer une structure de base commune (Navigocorpus), en passant par des programmes encore en cours de développement (Portic, AveTransRisk), ce dossier thématique étudie les bases de données sur la navigation à l'époque moderne et pose la question de l'impact des humanités numériques dans les pratiques en sciences humaines. Ce numéro est également accompagné d'une partie Varia.
Mesurer et objectiver : agriculture, société et environnement
La mesure et la quantification participent des constructions sociales et des politiques agricoles, industrielles et environnementales. Le sous-dossier " Objectiver le social " cherche ainsi à faire le point sur certaines pratiques de l'objectivation quantitative des sociétés, alors que le sous-dossier " Global Figures " examine ces pratiques dans le domaine agricole. Suivant une perspective complémentaire, le sous-dossier " Sources d'énergie " s'interroge sur la manière de quantifier en histoire la production et la consommation de différentes sources d'énergie, le bois en particulier.
Mesure et sciences socialesLinguistique, biologie et sociologie sont mobilisées dans des contextes différents et pourtant reliés par la même ambition de décloisonner les tensions entre dimensions qualitatives et quantitatives. Pour quelles raisons, en Grèce ancienne, les mathématiques démonstratives et non démonstratives faisaient-elles partie du même univers de discours? La distinction bourdieusienne peut-elle s'appliquer aux objets funéraires au Moyen Âge, qui plus est selon une démarche quantitative? Qu'est-ce qui permettait de définir les caractéristiques de la " race chinoise " en termes quantitatifs au début du XXe siècle? Mesure et espace en FranceEn ce cas aussi, les transformations lentes dans l'organisation spatiale sont mesurées à l'aune de critères quantitatifs dans des domaines extrêmement sensibles de nos jours, à savoir l'éducation nationale et la localisation des personnes. Comment quantifier et cartographier le maillage scolaire en France, de la région jusqu'à l'échelle de la commune au XXe siècle? Comment l'ancien cadastre de Rouen permettait-il de localiser des adresses et d'évaluer la qualité des positionnements obtenus?
Les corpus et les méthodes d'analyse de textes outillés par l'ordinateur sont aujourd'hui nombreux et efficaces. Ces méthodes ont transformé les approches et la compréhension des textes en rendant observables des aspects auparavant inatteignables. Si les logiciels mettent à disposition des techniques, des outils donnant rapidement des résultats, nous souffrons souvent d'un manque d'exemples et d'analyses permettant de démultiplier nos curiosités sur nos propres corpus. L'ensemble des articles regroupés ici remplit cette fonction d'étude de cas. Avec ce numéro spécial, la revue interroge à nouveau les enjeux de la mesure du texte en entrecroisant les disciplines autour de corpus historiques. Mais sa spécificité est de mettre une seule question en partage, à expérimenter, celle des séries textuelles temporelles. Et en ce domaine, les interactions entre linguistes, informaticiens, statisticiens et historiens demeurent aujourd'hui encore assez faibles. Ce volume souhaite donc contribuer à la formalisation de réflexions et d'échanges sur la dimension temporelle des textes et des formes qui les constituent. Il privilégie des techniques devenues " classiques ", sans négliger des approches novatrices, qui toutes permettent de faire émerger des aspects particuliers du temps lexical: évolution, chronologie, cycle, changements de sens, perception du temps par les acteurs.
C'est l'usage de la quantification dans la démarche historienne qu'illustrent en priorité les articles de cette livraison, un seul d'entre eux relevant de l'histoire de la mesure. L'ouverture géographique est indéniable, quatre contributions sur six se déployant hors de l'espace français. S'appuyant sur un riche corpus archivistique florentin, C. Maitte revisite l'historiographie de la rémunération du travail très qualifié à l'époque moderne en montrant une hiérarchisation complexe des échelles salariales et en insistant sur la nécessaire prise en compte du temps de travail. P. Castejón mobilise des ressources prosopographiques pour étudier la transformation du cursus honorum des magistrats des institutions impériales espagnoles tardives, laquelle valorise l'expertise des affaires ultramarines. C. Ducourthial et H. Tronchère-Cottet relèvent le défi de retrouver, au service de l'histoire autant que de l'archéologie urbaine, un repère altimétrique qui permette d'insérer dans un SIG des cartes anciennes de Lyon P.-Y. Lacour questionne la manière dont se construit, à l'occasion des expositions industrielles en France, le crédit des instruments scientifiques et de l'horlogerie de précision. Mobilisant la lexicométrie pour analyser le discours d'un diplomate français en poste à Tunis, J. Hammami entend montrer l'agenda colonial sous-jacent à ce discours. Enfin P. Le Roux propose aux historiens un appui sur des relevés ethnographiques dans le sud de la Thaïlande contemporaine pour approcher une métrologie propre à l'Asie du Sud-Est antérieure aux influences indiennes, chinoises ou occidentales.
Sous l'intitulé " Les mesures de la fonction publique ", ce dossier propose un ensemble de contributions qui interrogent, dans des contextes nationaux et internationaux, la construction de la catégorie statistique et administrative des fonctionnaires et les évaluations de leur nombre, autant que les discours qu'elles suscitent et les politiques qu'elles inspirent.
Les recherches s'intéressant à la simple identification des unités de mesure du passé et à leur conversion dans notre système moderne, destinées à les rendre plus intelligibles, demandent à être dépassées au profit d'une approche sociale et culturelle des pratiques de mesure, dans le prolongement des travaux de Witold Kula.Ce dossier réunit plusieurs études de cas réalisées par des archéologues et des historiens – antiquisants et médiévistes –, qui mènent un double travail d'objectivation à partir de la culture matérielle, en s'intéressant, d'une part, aux modes d'intellection et de représentation des Anciens concernant les poids et mesures et, d'autre part, aux catégories historiographiques modernes. Les notions de "valeur" et de "consensus", avec toutes leurs nuances subjectives, jouent alors un rôle central, non seulement dans l'établissement des étalons et des normes métriques dans les sociétés anciennes, mais également dans toute approche réflexive des questions de mesure.
S'agissant de l'eau de distribution, trois contributions abordent son acheminement, la mesure de son débit et de sa qualité; quant à l'eau comme force motrice, elle est saisie au travers des tensions autour de l'accès à la force hydraulique dont bénéficiaient les établissements privilégiés par la monarchie française. Le numéro est complété par des articles variés portant sur l'évolution du maillage scolaire des écoles du premier degré dans les départements français métropolitains; sur la pratique du portrait photographique en Inde du sud pendant le court XXe siècle; sur l'analyse du discours consulaire sur la révolte d'Adel Bey en 1867 et enfin sur la sociographie de la noblesse d'apparence, liée à l'ajout d'une particule au patronyme.
Favelas, bidonvilles, baracche, etc.: recensements et fichiers
Un travail de documentation accompagne alors la construction de ce nouveau problème, que l'on entend endiguer et traiter. Ce numéro d'Histoire & Mesure explore les tentatives de mesure du phénomène. Compter les baraques et les bidonvilles, recenser leurs habitants pose la question de la définition de ces catégories, des modalités et des objectifs de telles opérations, ainsi que de l'identité des acteurs qui les mettent en œuvre. La comparaison des différents cas étudiés, au Brésil, en Italie, en Espagne, en Algérie à l'époque coloniale, en France métropolitaine et en Inde, permet de dégager des invariants et de mettre en évidence les effets des contextes nationaux et locaux.
Statistique du Nouveau Monde et nouveaux terrains de la statistique
L'histoire de la statistique s'est déployée selon de multiples axes durant les dernières années. Les contributions ici rassemblées montrent comment le savoir statistique a été mobilisé à des fins très diverses, entre la fin du XVIIIe siècle et l'immédiat après Seconde Guerre mondiale dans divers pays (Mexique, Argentine, Antilles françaises, Hongrie, France, Grèce): développement de l'État-providence, affirmation de la profession médicale, contrôle de populations, édification d'une bureaucratie. Un bilan de l'importante recherche en Amérique latine sur l'histoire de la statistique est également proposé.