Décadrages, n° 46-47/2022
Dossier Chantal Akerman
Nous proposons ici un e´tat des lieux actuel de la critique et de la recherche sur l'œuvre de Chantal Akerman, en privile´giant les e´tudes anglo-saxonnes qui nous paraissent les plus de´terminantes dans la compre´hension et l'ana- lyse de son travail. Longtemps, la re´ception critique en France de la cine´aste a e´te´ oriente´e par d'importantes publications de textes et d'entretiens de Chantal Akerman, dans le cadre de re´trospectives de son œuvre, ses propos orientant la lecture de ses films. Certes, il y a aussi eu, en France, des e´tudes universitaires de qualite´. Mais nous constatons que dans l'espace anglo-saxon le travail de Chantal Akerman a fait l'objet de plusieurs mono- graphies et nume´ros de revues, dont l'approche est souvent plus historicise´e et politise´e. En effet, Chantal Akerman constitue l'une des figures de proue du cine´ma fe´ministe dans le contexte de la re´ception anglo-ame´ricaine de ses films, au moins depuis les anne´es 1980. Mais elle a aussi joue´ un ro^le important par son engagement vis-a`-vis de diffe´rents conflits territoriaux: en l'occurrence, la situation des pays de l'Est apre`s la chute de l'URSS, les conflits israe´lo-palestiniens, la frontie`re ame´ricano-mexicaine ou encore plus ge´ne´ralement la question raciale. C'est cette dimension historico-politique qui a tout particulie`rement retenu notre attention. Celle-ci nous parai^t parti- culie`rement pertinente aujourd'hui, depuis le de´po^t re´cent des archives de Chantal Akerman a` la Cine´mathe`que royale de Belgique – Cinematek. Le travail a` venir sur les archives, qui ont de´ja` e´te´ utilise´es de fac¸on ponctuelle par divers auteurs, permettra indiscutablement de reconside´rer la dimension historique et politique des films, des installations et plus ge´ne´ralement du parcours artistique de Chantal Akerman. Ces questions historiques et ge´opolitiques se manifestent avant tout dans son travail par un traitement singulier du texte et de l'image: l'espace-temps filmique devient le lieu d'expression privile´gie´ du politique, comme on peut le constater aussi bien au sujet de l'intimite´ et du corps propre dans Je tu il elle (1975), que dans les espaces publics et prive´es d'immobilite´ et d'attente mis en sce`ne dans D'Est (1993), par exemple. Par ailleurs, le travail de Chantal Akerman se caracte´rise par sa diversite´ d'e´cri- ture, celle-ci recourant a` des genres filmiques de´ja` constitue´s – tels que la come´die, le drame, le portrait et l'autoportrait – tout en empruntant la voie du documentaire, de la te´le´vision, du cine´ma expe´rimental et de l'installation. Cette diversite´ de registres d'e´criture prend son sens par rapport a` un de´cou- page chronologique, entre les de´buts nord-ame´ricains de Chantal Akerman, marque´s par le cine´ma expe´rimental et la danse oriente´e par l'action, et sesalle´es-venues entre la France, la Belgique et les E´tats-Unis. La plupart des contributions a` ce dossier portent sur ses films; mais la cine´aste a e´galement re´alise´ de nombreuses installations, le plus souvent issues de ses films, et e´crit diffe´rents romans et autofictions. Le pre´sent dossier est articule´ en trois parties. La premie`re partie, qui ouvre et ferme le dossier, est constitue´e de te´moignages de proches de Chantal Akerman. Le cine´aste Boris Lehman propose une introduction visuelle, suivie de deux textes personnels, dont un poe`me consacre´ a` l'amitie´ qu'il a entretenue avec Chantal Akerman. En clo^ture de dossier, nous tradui- sons deux textes de Babette Mangolte, cine´aste expe´rimental new-yorkaise et ope´ratrice des premiers films de Chantal Akerman. Elle revient sur ses collaborations avec Chantal Akerman a` New York, marque´es au sceau du cine´ma expe´rimental – elle e´voque notamment La re´gion centrale (1971) de Michael Snow, qui parcourt et e´puise la diversite´ des points de vue sur un espace donne´; ce sera la` le point de de´part de La chambre (1972) d'Akerman. La deuxie`me partie est constitue´e d'articles scientifiques ainsi que d'un entretien avec Claire Atherton portant sur les films de Chantal Akerman. L'e´tude de Marion Schmid porte sur le ro^le d'actrice de Chantal Akerman, qui se met elle-me^me en sce`ne dans une diversite´ de registres qui oscille entre la performance et l'autoportrait. Mathias Lavin souligne l'importance de la nourriture et de ses pratiques, voire de ses rituels, qui structurent le quotidien et traversent l'ensemble de sa filmographie, de la nutrition a` la destruction. Ivone Margulies met en e´vidence l'e´conomie du ressassement dans certains films de Chantal Akerman, insistant tout particulie`rement sur les figures de la fatigue et de l'e´puisement. Catherine Fowler, a` partir d'une e´tude rigoureuse de La captive, de´veloppe une re´flexion sur l'ambigui¨te´ du regard et du de´sir, en termes de sexualite´. Franc¸ois Bovier et Serge Margel reviennent sur la se´rie documentaire de Chantal Akerman, interrogeant les notions de frontie`res et d'alte´rite´. Suit un entretien avec Claire Atherton, sur son travail de montage, en particulier sur cette se´rie documentaire. La troisie`me partie comporte un article et e´galement un entretien avec Claire Atherton sur les installations que Chantal Akerman a de´veloppe´es a` partir de ses films. Giuliana Bruno propose une analyse syste´matique de l'ensemble des installations de Chantal Akerman, les confrontant aux films dont elles sont issues. Enfin, Claire Atherton, dans un entretien, revient sur sa collaboration avec Chantal Akerman par rapport a` ses installations, e´voquant les enjeux d'une reconfiguration du cine´ma par d'autres moyens. Elle pre´cise e´galement les modalite´s selon lesquelles elle reconstitue les installations de Chantal Akerman, d'un lieu d'exposition a` un autre. La rubrique suisse s'ouvre sur l'analyse de deux expositions qui ont e´te´ pre´- sente´es dans le cadre de festivals qui ont eu lieu a` Vevey et Nyon, en 2020. Ste´phanie Serra revient sur Sentiments, signes, passions, a` propos du livre d'image, la dernie`re exposition en date de Jean-Luc Godard. Le projet, mis en espace dans le cha^teau de Nyon par Fabrice Aragno, proche collabora- teur de Godard, en e´te´ 2020, re´pond a` une invitation du Festival Visions du Re´el. Cette exposition est l'aboutissement d'un questionnement initie´ de`s la fin des anne´es 1960 sur la possibilite´ de penser l'exposition d'un film. Elle participe donc a` l'exercice qui e´tait encore ine´dit pour Jean-Luc Godard du de´ploiement dans l'espace d'un seul film: ici, Le livre d'image. Dans son compte rendu, Serra de´taille le de´ploiement des se´quences diffracte´es, re´pe´te´es et multiplie´es de ce film expose´. Elle insiste sur la de´liaison entre sons et images, proce´de´ bien connu de Godard, qui est au centre des dispositifs et qui est rendue possible par la multiplication des e´crans et des haut-parleurs. Selon Serra, l'exposition ouvre la possibilite´ d'une relecture du film, c'est-a`-dire celle de re´ouvrir les pages du film au hasard, comme si celui-ci e´tait un livre imprime´ a` feuilleter. Nathalie Dietschy commente "l'ensemble" An American Landscape, pre´sente´ par l'artiste franc¸ais Alain Bublex qui, dans un dispositif de pro- jection complexe, a redessine´ nume´riquement chaque plan du film Rambo (Ted Kotcheff, 1982) tout en gommant les personnages. Ne conservant que les arrie`re-plans de l'œuvre adapte´e, Bublex propose un dessin anime´ pre- nant pour cadre l'espace nord-ame´ricain, offrant ainsi une re´flexion sur le concept de paysage. Tout en pre´cisant les aspects techniques de l'installa- tion de Bublex ainsi que les re´fe´rences de l'artiste, Dietschy prend soin de comparer An American Landscape a` d'autres pratiques artistiques qui inter- viennent sur une œuvre existante pour la moduler et la modifier. Ade`le Morerod e´voque dans son texte l'activite´ " And you...? ", mise en place dans le cadre des Jeux olympiques de la jeunesse, qui se sont tenus a` Lausanne au mois de janvier 2020. Ladite activite´ proposait aux jeunes athle`tes pre´sents a` la manifestation sportive de visionner des extraits de films en lien avec le sujet de la maltraitance dans le milieu du sport; puis elle offrait a` ces jeunes la possibilite´ d'aborder cette question avec des pro- fessionnels. Dans son compte rendu, Morerod contextualise le projet " And you...? " sous l'angle de la me´diation, qui est particulie`rement en vogue en Suisse romande, tant dans le domaine pratique de la vie professionnelle que dans celui de la recherche. La rubrique suisse se clo^t sur la recension par Roland Cosandey du nume´ro 65 de la revue zurichoise cinema. Das Schweizer Filmjahrbuch, qui re´unit onze contributions sous la the´matique du " Scandale " (" Skandal "). Cosandey examine d'abord les multiples variations des statuts et des membres du comite´ de re´daction de la revue, dont l'histoire a commence´ en 1955. Pour lui, cinema donnerait matie`re a` une riche e´tude historiographique. Quand il e´voque plus spe´cifiquement le nume´ro 65 de cinema, l'auteur critique no- tamment le trop large e´ventail se´mantique du titre "scandale", qui permet d'inte´grer des textes traitant autant de la question de ce qui choque, de ce qui provoque, que de la censure.
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