Hubert Damisch était un scientifique pluriel. Lui qui assumait ce qu'il appelait poétiquement la " dispersion " s'est intéressé aux beaux-arts, mais également à la littérature, à la psychologie ou encore à l'anthropologie. C'est au prisme de cette " dispersion " qu'il a interrogé et théorisé l'histoire de l'art tout au long de sa carrière. Fervent défenseur de la porosité des sciences humaines, il ancre son étude de l'esthétique dans les multiples savoirs qui ont accompagné son apprentissage.Au cours de ces échanges, il livre à Mathieu Bénézet certains éléments clés de son travail. Comment sa lecture de Freud à influencé son rapport à l'oeuvre, la nécessité de faire de l'objet le point de départ de l'analyse, et non le contraire, ou encore une compréhension de l'art comme une interprétation sensorielle, presque traumatique. Méthode et cheminement philosophiques se répondent dans ce texte vivant où le scientifique donne à voir et à écouter son regard inclassable.
Alexander Dorner [1893-1957] écrivit Le Dépassement de l' " art " en 1947, à dessein de reconstruire les outils dont se servent l'histoire de l'art, l'esthétique et la muséologie, — à commencer par le concept d'art. Indissolublement lié à la représentation d'un espace à trois dimensions peuplé de formes exprimant des essences immuables, l' " art " était, à ses yeux, voué à céder le pas à une " nouvelle espèce de communication visuelle " qui serait en phase avec les découvertes de la physique. Il en voyait l'émergence dans le travail d'artistes-designers, issus du constructivisme et du Bauhaus. Pour ce disciple d'Aloïs Riegl, les productions des arts visuels archivent, dans leur spatialité caractéristique, des types de vision culturellement déterminés et historiquement situés; et, dans ce livre préfacé par John Dewey, la " science de l'art " germanique célèbre ses noces avec le pragmatisme américain, dont elle capte l'écho darwinien pour se redéployer en une sorte de psychologie évolutionniste. L'ouvrage explicite en outre les principes ayant guidé Dorner dans ses expérimentations muséologiques: premier directeur d'un musée d'art contemporain, dont il aurait aimé faire une " centrale électrique sociale " productrice de nouvelles énergies, Dorner demeure une référence cruciale pour nombre d'historiens de l'art, de conservateurs et de commissaires d'exposition.
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Le terme prépon (πρέπον) ne signifie pas seulement le convenable, mais encore la brillance – Homère l'emploie, par exemple, pour dire d'Hector qu'il " brillait " parmi les guerriers troyens (" ho d'éprepe kai dia pantôn ", Iliade, XII, 104). Prépein (Πρέπειν) se dit ici d'un héros qui parmi ses semblables se distingue, sans doute parce qu'il convient plus qu'eux à la fonction guerrière, mais surtout parce qu'il est plus éclatant. C'est la nuance métaphorique qu'il faut saisir ici. Leconte de l'Isle traduit: " Il les surpassait tous. " Mais la prééminence d'Hector n'est pas une question de taille: Hector est plus considérable que les autres, il est splendide. Selon la première définition de Socrate, le beau serait donc l'éclat d'une splendeur exubérante; et cette traduction, voire cette interprétation, change le sens du Hippias majeur du tout au tout. La convenance concerne la bonne proportion, l'harmonie, comme Chauvet et Saisset le soulignent, en bons classicistes français du XIXe siècle. Cette définition de la beauté peut éventuellement avoir un sens dans le contexte de l'art français du XVIIe siècle et de son académie où l'on apprenait les canons de proportion simplifiés des Italiens du XVIe siècle, mais elle n'a aucun rapport avec les discussions de l'académie platonicienne.
La notion d'apparition telle qu'elle prend forme dans des œuvres d'art est souvent perçue comme un événement fort, inattendu, troublant. Elle relève autant d'une perturbation que d'une révélation en jouant sur les frontières entre le visible et l'invisible, l'audible et l'inaudible.Se constituant d'un ensemble de textes et de l'intervention plastique d'un artiste, cet ouvrage envisage ces enjeux à travers l'analyse d'œuvres dans le champ des arts plastiques, du cinéma, de la littérature et du théâtre, du Moyen Âge à nos jours.Ces contributions viennent souligner un paradoxe ontologique à l'apparition: si celle-ci fait bien sensation par l'émergence de formes, elle révèle cependant un manque dans la capacité à évoquer ou à représenter un événement ou un objet. Les différentes approches esthétiques, philosophiques et historiques mettent en avant les tensions qui traversent les modalités de l'apparition: révélation et perturbation, irruption et évanouissement. Les caractéristiques inhérentes à l'apparition invitent à interroger les dimensions mystérieuses de l'image: comment en effet saisir visuellement un surgissement éphémère? Notion carrefour, précise quoique ouverte, l'apparition révèle ici toute sa complexité et sa richesse.
Claude Cahun et Marcel Moore forment un duo d'artistes exceptionnelles tant par leur œuvre que par leur courage. Elles résistent au double sens du terme. Dès 1940, elles posent des tracts sur les parebrises des véhicules militaires pour saper le moral des soldats allemands, tandis que leurs mises en scènes, leurs autoportraits, leurs images et leurs textes résistent aux classements, aux catégories, aux cases toutes faites. En politique comme en art, Cahun et Moore luttent contre l'injustice, sapent les fondements de l'autorité, subvertissent l'ordre établi, démultiplient les possibles. Mais leur travail résiste aussi à l'érosion du temps: il continue d'influencer la pratique d'innombrables artistes contemporains. Présenter les différentes facettes du chemin de vie de Claude Cahun et de Marcel Moore, réfléchir quelques-uns des infinis miroitements artistiques et montrer l'impact de leur héritage sur notre temps présent, tels sont les enjeux de cet ouvrage entre art et philosophie.
Que la fin de l'art et celle de la philosophie s'entrelacent, la civilisation récente semble en donner l'image. Et pourtant, à creuser le 20e siècle dans sa singularité passionnante autant qu'effrayante, on apprend à reconfigurer les questions de l'œuvre artistique et de la vérité discursive sous l'égide du problème clef qu'est le langage.Les présocratiques et la musique depuis Nietzsche; la triade des nouveaux-venus au 18e siècle: esthétique, criticisme transcendantal et philosophie du langage; les sciences humaines modernes face à l'art et le mythe; enfin, les rapports entre l'espace poético-musical et l'architecture autour de l'oeuvre d'art dite totale, étrangement ressuscitée parmi nous: le projet de réunir ces thèmes permet d'accéder aux racines d'une Europe plus importante que celle des technocrates.
Dahlhaus présente ici la réflexion musicale entre l'" époque-seuil " (Kosellek) située autour de 1770 et les décennies tardives du XIXe siècle, qui marquent le début de la modernité. Même s'il traite essentiellement de l'Allemagne, cet ouvrage est beaucoup plus large, dans la mesure où l'esthétique musicale allemande, en particulier durant la décennie décisive ouverte par la Critique de la faculté de juger de Kant (1790) et close par les Fantaisies sur l'art de Ludwig Tieck (1799), a été à la pointe de l'évolution européenne.Le romantisme fut un phénomène d'esthétique musicale avant de devenir un phénomène musical; il s'affirma comme mode d'écoute avant de pénétrer les styles et les formes de la composition. Parmi les faits les plus curieux de l'époque sur laquelle le livre est centré, figure la simultanéité des esthétiques musicales classique et romantique. Néanmoins, l'esthétique musicale classique demeurait vers 1800 rudimentaire, parce qu'il n'y avait pas de liaison efficace entre Vienne, le lieu du classicisme musical, et le foyer essentiel de développement de la réflexion sur la musique, le centre et le nord de l'Allemagne. À certains égards, le grand critique musical autrichien Eduard Hanslick († 1904), qui a été injustement traité de formaliste, est l'esthéticien qui a réussi à donner une formulation légitime de l'esprit de la musique classique.
Anthony Mann. Arpenter l'image est le premier ouvrage en français qui propose une analyse des films majeurs de l'un des plus importants réalisateurs hollywoodiens classiques, Anthony Mann (1906-1967). Celui-ci s'est investi dans les genres les plus importants de l'art cinématographique: film noir, western, film de guerre, péplum. Les auteurs visent, à travers ces analyses, à réfléchir l'image cinématographique et à contribuer à une philosophie de l'image.C'est que l'ambition de Mann est bien réelle : il s'obstine, tout au long de sa carrière, à comprendre ce qu'est l'image et l'action qu'elle donne à voir. Mann raconte et s'efforce de comprendre en même temps, à même ses images, ce que c'est que de narrer en image, ce qu'est une action qui est de part en part image. Mann arpente les images qu'il compose.
L'art comme jeu est la transcription d'un cours que François Zourabichvili a professé en 2005-2006 à l'université Paul-Valéry de Montpellier juste avant son décès. Ce cours se propose d'éprouver les chances, en esthétique, d'un paradigme bien compris du jeu: dans quelle mesure et jusqu'à quel point le concept de jeu s'accomplit-il dans la pensée de l'art ? Penser l'art comme jeu nous invite à prendre au sérieux la disjonction fondamentale entre une esthétique du jeu et une esthétique du vrai ou de la connaissance, et par conséquent à reformuler ainsi la question de l'art: si l'œuvre nous renvoie toujours en quelque manière à nous-mêmes, cette réflexivité est-elle en dernier ressort théorique ou de l'ordre d'une étrange pratique ? De quelle manière nous reconnaissons-nous dans l'art: de façon mimétique, ou bien sur un mode ludique?
Mikel Dufrenne a croisé les principales problématiques qui ont traversé la seconde moitié du XXe siècle. Il les a considérées avec un regard attentif et critique, soucieux de tracer un chemin singulier mais désireux de s'inscrire dans une tradition de pensée philosophique spécifique et exigeante.La réception de son oeuvre pose question: encensée dans les années 1950, elle s'est progressivement réduite en France, notamment vers les années 1970, alors qu'elle fait l'objet aujourd'hui d'un regain d'intérêt. L'étude entend montrer que de telles fluctuations sont liées au malentendu qui fait de Dufrenne l'auteur d'un seul livre, la Phénoménologie de l'expérience esthétique, qui à lui seul ne rend pas compte de l'originalité de sa pensée.Lire Dufrenne, c'est découvrir l'importance de sa réflexion éthique et politique et la stabilité d'une pensée dédiée à la défense des valeurs de " l'humain " et de " l'homme ". C'est aussi se livrer au plaisir de l'élaboration de fictions philosophiques répondant à la tentation de rationaliser une vision du monde par le biais d'une philosophie de la Nature relayée par la notion d'a priori. L'unité de cette oeuvre réside dans l'hypothèse d'une Nature artiste que le philosophe veut penser dans le cadre d'une philosophie non théologique.
Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant au poème (1735)
" Presque tous les êtres qui sentent vivement les arts font un peu plus que de les sentir; ils ne peuvent échapper au besoin d'approfondir leur jouissance. " Cette remarque de Paul Valéry résume parfaitement l'esprit qui a présidé à l'introduction, au cœur du XVIIIe siècle, de l'idée et du vocable même de l'" esthétique ".La paternité de ce néologisme revient à Alexander Gottlieb Baumgarten, auteur d'une célèbre Aesthetica en deux volumes; mais sa première occurrence remonte à un opuscule de 1735, les Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant au poème. De ce texte généralement méconnu, Jean-Yves Pranchère propose ici une traduction révisée et annotée.La préface qu'y joint Pierre Sauvanet met en perspective une version inhabituelle de l'affaire esthétique, dont l'objet apparaît à la fois plus large et plus précis que chez des philosophes ultérieurs tels que Kant ou Hegel. Plus large, puisque l'esthétique de Baumgarten se présente comme une théorie générale de la connaissance sensible. Plus précis cependant, dans la mesure où c'est bien le poème qui condense de manière exemplaire toutes les qualités sensibles que devra élucider l'enquête esthétique, laquelle se trouve dès lors essentiellement liée à la rhétorique et à la poétique, et même plus spécialement à des questions de mètre et de rythme. Baumgarten recommandait, parmi d'autres exercices, qu'on écrivît chaque jour un poème. Qu'il y ait là un enjeu proprement philosophique est déjà une bonne raison de revenir à ce texte.
La musique occupe une place singulière au sein de la philosophie de G.W. Leibniz (1646-1716). Si les développements que ce dernier y consacre sont peu nombreux et dispersés à travers son œuvre, ils n'en dessinent pas moins les contours d'une philosophie de la musique aussi pénétrante que méconnue. Celle-ci apparait tout à la fois comme l'expression et le modèle privilégié de sa métaphysique générale, dont la portée esthétique reste largement à explorer.Une œuvre en particulier, cependant, semble avoir déjà donné corps à cette esthétique musicale. Cette œuvre est celle de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), dont l'écriture contrapuntique manifeste plus que toute autre une parenté structurelle avec la philosophie de Leibniz. À scruter l'architecture complexe de ses compositions, on peut y déceler comme un miroir de l'univers leibnizien, une expression sensible des principes mêmes de l'harmonie universelle. Au vu du contexte intellectuel dans lequel évoluait J.-S. Bach, cette parenté n'est du reste pas sans fondement historique. Il n'est ici que de mentionner l'implication du Cantor dans la société philosophique dirigée par Lorenz Mizler (1711-1778), élève de Wolff et héritier de Leibniz, à laquelle il dédia plusieurs de ses œuvres les plus hautement formelles, dont la dernière, inachevée, devait être L'Art de la fugue.À travers l'étude de la conception leibnizienne de la musique, envisagée dans son rapport à la pensée musicale de J.-S. Bach, cet ouvrage explore les relations entre métaphysique et musique à la lumière du concept d'harmonie comme " unité dans la diversité ". Par le biais d'une enquête comparative, de nature à la fois structurelle et historique, il a pour ambition de montrer comment les concepts de Leibniz peuvent éclairer de façon inédite la musique de J.-S. Bach, et comment celle-ci permet, en retour, de mettre sous un jour nouveau la doctrine leibnizienne de l'harmonie — laquelle trouve en Bach une postérité insoupçonnée.