Le récent divorce d'une partie de la gauche avec le legs rationaliste, universaliste et progressiste des Lumières peut donner le sentiment que l'émancipation au sens moderne n'a qu'un lointain rapport avec ce qu'elle signifiait au XVIIIe siècle, voire qu'elle lui est franchement opposée. Le présent ouvrage entend revenir sur un lien historique parfois remis en question de nos jours: les cas de Babeuf, de Mary Wollstonecraft et de Toussaint Louverture rappellent que les principes fondateurs de toute perspective de transformation sociale trouvent leur source dans la Révolution française. Les grands débats de la gauche des XIXe et XXe siècles, de la Révolution russe aux luttes d'indépendance des peuples colonisés, de Marx à Sartre et de Kropotkine à C. L. R. James, confirment le lien identitaire des plus grandes figures de la gauche avec le message libérateur du siècle des Lumières.
Hobbes nous dit que le mot " liberté " est spécieux. Il existe de fait un contraste frappant entre la plénitude que peut donner l'énonciation du mot, comme dans le célèbre poème d'Éluard, et le sentiment de vide provoqué par la désolante diversité des usages concrets, parfois ouvertement contradictoires. Tôt ou tard, la réflexion bute sur la polarité de la liberté comme affirmation de l'ordre censé nous protéger de la licence, de l'anarchie ou du nihilisme, c'est-à-dire de la " fausse " liberté, ou comme négation de l'ordre dont les contraintes sont suspectées d'être oppressives et incompatibles avec la " vraie " liberté. Les contradictions entre les conceptions de l'ordre associées à la liberté donnent une justification à la conception de la liberté comme négation. Mais celle-ci est également difficile à tenir car elle risque de nier son objet en basculant dans la licence illimitée. Le conflit entre la liberté comme affirmation et la liberté comme négation n'est pas un défaut du concept. Il faut plutôt dire: la liberté est l'un des concepts qui servent à penser la production sociale et historique d'objets par l'activité collective et conflictuelle des hommes. L'oscillation entre ces deux pôles, qui peut être embarrassante au point d'inciter à n'en plus parler, montre que de tels concepts ont une structure ludique, au sens de ce qui fait l'intérêt de jeux intellectuels aussi futiles que les échecs. Ce livre peut se lire comme une introduction au jeu conceptuel de la liberté.
Une correspondance inédite entre Karl Marx, Friedrich Engels et Maurice Lachâtre
Automne 1871, Charles Longuet, gendre de Marx, propose à l'éditeur Maurice Lachâtre (1814-1900) d'éditer la traduction française du Capital. L'auteur vivait à Londres, le traducteur à Bordeaux, la librairie parisienne de Lachâtre serait bientôt mise sous séquestre. Le livre fut commercialisé par livraisons et sa réalisation fut un véritable feuilleton. Cette correspondance inédite entre Maurice Lachâtre, Karl Marx, Engels et leurs collaborateurs permet de découvrir les personnages, parfois méconnus, qui participèrent à cette aventure. On suit l'avancement du travail, on mesure la rigueur éditoriale maintenue en dépit des circonstances, tout en assistant aux échanges des correspondants sur les événements politiques et leurs drames intimes. Pendant la préparation de ce livre, l'éditeur dut fuir l'Espagne pour la Belgique, puis, chassé de Belgique, se réfugia en Suisse, tandis que Marx affrontait les maladies, les deuils et reprenait la traduction sous l'œil vigilant de l'éditeur, tout en poursuivant son inlassable activité politique. Au bout du compte, Marx considérera que cette édition, qui aura pris trois ans, était d'une qualité supérieure à la version originale.
Un pamphlétaire politique au temps de la " révolution " Maupeou 1770-1775
En 1771, le chancelier Maupeou met en œuvre une vaste réforme judiciaire pour enrayer la résistance des parlements à l'autorité royale. Vivement contestée, cette " révolution " entraîne dans son sillage une intense guerre de pamphlets à laquelle prend part Voltaire. Croisant le fer avec les plus fines lames de la magistrature, l'écrivain publie une dizaine de brochures soutenant l'action ministérielle. Le philosophe s'est métamorphosé sur ses vieux jours en écrivain politique.S'appuyant sur d'abondantes sources manuscrites et imprimées, ce livre rend compte pour la première fois de manière exhaustive d'un des derniers grands combats de Voltaire: un combat au service de la monarchie.
Dès leur publicaton à Londres en 1698, les Discourses concerning government d'Algernon Sidney intéressent le Refuge huguenot, où est entreprise leur traduction, qui paraît en 1702 à La Haye. Si l'ouvrage se présente comme une modeste réfutation point par point de la théorie politique absolutiste et patriarchaliste de Sir Robert Filmer, la centaine de sections qui composent les Discours offre l'une des plus puissantes théories républicaines des débuts de l'époque moderne : enraciné dans une forme d'individualisme moral qui prend au sérieux autant le besoin de protection des droits personnels que la nécessité d'une politique de la vertu civique comme soutien des institutions assurant la liberté, le républicanisme de Sidney repose sur l'affirmation du pouvoir ultime du peuple de déterminer son existence collective et débouche sur une justification de la légitimité de la résistance au pouvoir tyrannique.L'introduction qui accompagne le texte restitue dans le détail la manière dont les Discours ont été utilisés par des figures clefs des Lumières françaises pour mettre en cause les moeurs, les institutions et les principes de la monarchie. S'il est périlleux de prétendre mesurer l'influence des Discours sur les révolutions française et américaine, il est impossible de nier leur importance centrale dans la formation d'une pensée républicaine viscéralement hostile à tout ce que pouvait représenter la monarchie aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Longtemps décrite comme de simple vulgarisation, l'œuvre de François-Vincent Raspail (1794-1878) mérite aujourd'hui un nouvel examen. Il doit être conduit en portant attention à la multiplicité des expressions de cette œuvre – chimie, économie, médecine, agronomie, météorologie, pensée politique et sociale –; et en tentant d'en signaler la portée créative ainsi que sa volonté d'en diffuser les lumières au plus grand nombre afin de lui permettre de participer aux progrès en cours. Il s'agit aussi de mettre en exergue le développement de cette réflexion avec une inscription souvent décisive de Raspail dans les événements de son temps, de la révolution de 1830 jusqu'à la Troisième République.
L'œuvre de Marx connaît aujourd'hui un renouveau d'intérêt, dont témoignent les republications et les nouvelles traductions de ses écrits ainsi que la publication de nombreux ouvrages récents qui lui sont consacrés. Les articles composant le présent volume, issus d'un colloque qui s'est tenu en mars 2015 à Rennes, éclairent les raisons de ce renouveau d'intérêt en mettant en évidence divers aspects des analyses marxiennes qui s'avèrent d'une remarquable actualité. Qu'il s'agisse de la conception de la critique en général, de la critique de l'économie capitaliste ou de celle de la politique, Marx nous offre toujours un trésor de ressources conceptuelles et analytiques dont la portée est loin d'être épuisée.
Depuis la fin de la guerre froide, le nombre de murs, barrières ou clôtures a été multiplié par cinq; mis bout à bout, ils permettraient de parcourir les trois quarts du périmètre équatorial de la Terre. De nouveaux murs ne cessent d'être construits, y compris en Europe. Pourtant, bien des études s'accordent à répéter l'inutilité de ces renforcements au regard des objectifs annoncés de " sécurisation " de la frontière. La résurgence du schème traditionnel de la frontière n'est-elle qu'un effet de surface, une réaction spectaculaire autant que vaine, le dernier sursaut d'une souveraineté à l'agonie? Comment penser l'apparent paradoxe entre, d'une part, une incitation permanente et généralisée à la mobilité, une tendance à l'ouverture des frontières et, d'autre part, la militarisation des frontières et les mesures de lutte contre l'immigration clandestine?En se démarquant de la dichotomie fondatrice du problème tel qu'il est généralement abordé (la souveraineté des États opposée aux droits des migrants, le sécuritaire contre l'humanitaire), ce livre tente de dessiner la cohérence propre d'une " rationalité " frontalière qui s'élabore dans le cadre d'institutions de gestion des migrations mondialisées. Se tenant au plus près de pratiques et de discours hétérogènes et souvent conflictuels, il met en résonance les derniers travaux de Foucault portant sur le néolibéralisme avec un riche matériel juridique, sociologique et politique. Ces ressources permettent de saisir la complexité et les transformations de l'institution frontalière, soumise à la pression institutionnelle et intellectuelle d'une gouvernementalité managériale, sur un fond de mondialisation essentiellement inégalitaire.La mondialisation du marché du travail et le développement du néolibéralisme forment le cadre à l'intérieur duquel la frontière se dessine comme mode de régulation des flux et instrument de mise en mouvement différenciant. Au regard de cette matrice génératrice de mobilités inégalitaires, quelle est la généalogie, quelles sont les continuités et les discontinuités du " phénomène migratoire "?
Lire les territoires à la lumière de la philosophie morale de John Rawls
Dans le monde actuel marqué par de violentes inégalités, la philosophie morale de John Rawls aide-t-elle à répondre aux questions urgentes posées à nos sociétés et offre-t-elle une grille de lecture pour interpréter les territoires? Oui, car si elle ne parle pas d'espace, la Théorie de la Justice tire de sa démarche abstraite et de son énonciation rationnelle sa capacité à dire l'universel tout en respectant les identités, et à qualifier les disparités territoriales induites par le développement. Il n'existe pas de territoire juste parce qu'il n'existe pas de société humaine pleinement juste, mais il est des situations plus ou moins injustes: comprendre ces configurations est une étape nécessaire pour produire plus de justice.L'analyse examine donc la portée géographique des principes rawlsiens. C'est d'abord le principe du maximin - la maximisation du minimum - qui vise l'amélioration la plus forte possible du sort des plus modestes. C'est ensuite le principe d'égalité des partenaires sociaux pour ce qui est de leur valeur d'existence. Le maillage politico-administratif doit alors être interrogé: son dessin est-il fait pour garantir la démocratie et l'exercice égal des droits des citoyens? C'est enfin le principe de réparation de l'injustice. Son application géographique est l'aménagement conçu comme la mise en cohérence du territoire avec un projet de société plus juste. Le socio-spatial implique en effet que l'on puisse agir indirectement sur les hommes en agissant directement sur les lieux. La tâche est complexe et les risques sont grands, mais le concept de justice spatiale peut guider la réflexion et l'action.
Jeremy Bentham entend dépasser les théories du contrat social et développer une philosophie politique fondée exclusivement sur le principe d'utilité. Il considère en effet que le contrat social est une fiction et que " la saison de la fiction est désormais terminée ". Pourtant, le détour par la fiction est nécessaire pour introduire l'unité dans la multitude et instituer un peuple. Bentham affirme que les individus qui composent la multitude atteignent leur plus grande unité lorsqu'ils s'assemblent en un " tribunal de l'opinion publique ". Et, même si ses effets sont réels, ce tribunal est bel et bien une " entité fictive ". L'attitude de Bentham à l'égard des fictions est donc ambiguë. Elle nécessite de les définir rigoureusement et de déterminer leurs conditions de recevabilité. De ce point de vue, l'utilitarisme benthamien se réalise comme théorie des fictions. Il s'agit d'opposer au contrat social des fictions fondées sur le réel et qui permettent de l'organiser, en vue de promouvoir la fin fixée par le principe d'utilité: le plus grand bonheur du plus grand nombre.
Dans la grande tradition républicaine européenne, la France ferait-elle figure d'exception, par le contenu qu'elle aurait donné à son républicanisme? Et ce contenu se distinguerait-il avant tout par son insistance particulière sur la question de la justice sociale et de l'égalité des conditions? Nous ne prétendons pas que l'existence d'une spécificité, ni même, a fortiori, d'une exception républicaine française soit réglée à l'issue du parcours que propose l'ouvrage. Il réunit néanmoins certains éléments importants du dossier, qui montrent que par un recours à la souveraineté populaire et par une action politique en faveur de formes plus ou moins fortes d'égalitarisme, la tradition républicaine française revêt, à bien des égards, une radicalité particulière. Il s'agit de montrer que le paradigme du " républicanisme " qui a envahi l'histoire des idées politiques depuis Pocock reste largement tributaire d'un point de vue anglo-saxon et permet mal de rendre justice au républicanisme français du XVIIIe siècle, lequel se caractérisait par son insistance sur la nécessité d'une répartition des richesses à peu près équitable.
Herbert Spencer est l'une des figures les plus énigmatiques de l'histoire intellectuelle contemporaine. Très populaire durant la seconde moitié du 19e siècle, ses théories sont discréditées à la fin de sa vie. Elles ont cependant joué un rôle majeur dans l'élaboration des doctrines sociales tant en France qu'en Italie. Dans ces deux pays, le modèle évolutionniste spencérien connaît une diffusion importante, mais subit une transformation inattendue en servant d'appui à des positions opposées à l'individualisme libéral de son auteur. Notre étude comparée retrace le processus d'appropriation des idées de Spencer par des penseurs majeurs tels Émile Durkheim et Enrico Ferri, de même que leur influence sur le solidarisme français et le socialisme marxiste italien.