Accusé par Burgh de considérer sa propre philosophie comme la meilleure de toutes, Spinoza rectifie: il sait seulement qu'est vraie celle qu'il comprend. Mais on ne trouvera chez lui ni réelle thématisation ni véritable définition de l'idée de philosophie, pas plus qu'un vaste programme de connaissances, comme s'appliquent à en dresser Bacon, Descartes ou Hobbes. Cet ouvrage enquête alors sur la présence, chez Spinoza, d'une conception précise, voire singulière, de l'idée de philosophie. Étudier les occurrences du terme " philosophie ", la nature de la définition qui en est proposée, les raisons de passer du titre pressenti de Philosophie à celui d'Éthique, voilà qui produit autant d'indices d'une idée de philosophie comme praxis de distinction ou, selon l'expression d'Althusser, comme activité de tracer des lignes de démarcation. Mais l'ouvrage établit encore que la philosophie ne prend elle-même sens qu'en ce geste, c'est-à-dire par le biais de relations nécessaires avec ce qui a priori n'est pas elle: le vulgaire, l'ignorant, le théologien, le souverain ou même d'autres philosophes. L'idée de philosophie, en d'autres termes, s'autoproduit dans un système de rencontres singulières. En analyser les fruits permet alors de recomposer la nature de la " vraie philosophie ": une pratique de production d'idées et de leur communication. Mais se fait jour, en outre, comme un naturel philosophe, un effort s'éprouvant selon une réjouissance propre au " vrai philosophe ", déjà sage en vertu de son mouvement, visant son perfectionnement et l'accroissement de sa puissance.
Jeremy Bentham entend dépasser les théories du contrat social et développer une philosophie politique fondée exclusivement sur le principe d'utilité. Il considère en effet que le contrat social est une fiction et que " la saison de la fiction est désormais terminée ". Pourtant, le détour par la fiction est nécessaire pour introduire l'unité dans la multitude et instituer un peuple. Bentham affirme que les individus qui composent la multitude atteignent leur plus grande unité lorsqu'ils s'assemblent en un " tribunal de l'opinion publique ". Et, même si ses effets sont réels, ce tribunal est bel et bien une " entité fictive ". L'attitude de Bentham à l'égard des fictions est donc ambiguë. Elle nécessite de les définir rigoureusement et de déterminer leurs conditions de recevabilité. De ce point de vue, l'utilitarisme benthamien se réalise comme théorie des fictions. Il s'agit d'opposer au contrat social des fictions fondées sur le réel et qui permettent de l'organiser, en vue de promouvoir la fin fixée par le principe d'utilité: le plus grand bonheur du plus grand nombre.
Dans la grande tradition républicaine européenne, la France ferait-elle figure d'exception, par le contenu qu'elle aurait donné à son républicanisme? Et ce contenu se distinguerait-il avant tout par son insistance particulière sur la question de la justice sociale et de l'égalité des conditions? Nous ne prétendons pas que l'existence d'une spécificité, ni même, a fortiori, d'une exception républicaine française soit réglée à l'issue du parcours que propose l'ouvrage. Il réunit néanmoins certains éléments importants du dossier, qui montrent que par un recours à la souveraineté populaire et par une action politique en faveur de formes plus ou moins fortes d'égalitarisme, la tradition républicaine française revêt, à bien des égards, une radicalité particulière. Il s'agit de montrer que le paradigme du " républicanisme " qui a envahi l'histoire des idées politiques depuis Pocock reste largement tributaire d'un point de vue anglo-saxon et permet mal de rendre justice au républicanisme français du XVIIIe siècle, lequel se caractérisait par son insistance sur la nécessité d'une répartition des richesses à peu près équitable.
Lire Camus au-delà de la " philosophie de l'absurde " et de l'image sartrienne d'un " moraliste " tourné contre l'histoire, c'est le projet de cet ouvrage qui revisite l'œuvre – des premiers textes, L'Envers et l'Endroit et Noces (écrits entre 1935-1937), au dernier grand " récit " d'Albert Camus, La Chute (publié en1956) – en éclairant les soubassements immanentistes de ces écrits et leur critique radicale de la modernité. Le fil d'Ariane de l'ouvrage est une philosophie du corps déchiffrée à travers le style de vie de Meursault dans L'Étranger et les peintures de Giotto et du Christ de Piero della Francesca que Camus admire. La seconde partie de l'ouvrage déchiffre la philosophie de la résistance active – à l'œuvre dans les écrits de l'après-guerre jusqu'à L'Homme révolté (1951) – et sa pensée de la " vertu vivante " constituante, dans la révolte, d'un être-éthique libre de toute "moraline ". Par-delà Alexandre Kojève, Camus propose une nouvelle conception de l'anthropogenèse qui, contre son temps, et pour un temps à venir, trace la voie d'une pensée de la transformation sociale-historique (celle de la " révolution révoltée ") émancipée de la dialectique comme de toute philosophie de l'histoire: au-delà du nihilisme.
Débats nominalistes sur la foi à la fin du Moyen Âge
Peut-on décider de croire à la vérité d'une proposition, sans motifs, ou du moins sans motifs rationnels apparents? Un tel acte d'adhésion peut-il procéder de la seule volonté, à l'exclusion de toute autre forme de détermination? Ces questions sont récurrentes dans l'histoire de la philosophie. Elles ne sont pas étrangères, loin s'en faut, à la philosophie médiévale: les philosophes et théologiens d'alors, dans l'horizon de la réflexion sur le statut de la foi chrétienne, ont été amenés à examiner les modalités psychologiques de l'adhésion au dogme défendu par l'Église. Parmi ces théologiens, il en est un que l'historiographie a fréquemment présenté comme un partisan radical du volontarisme: Guillaume d'Ockham (1285-1347). Ce dernier étant, de surcroît, nominaliste, il était tentant de lier volontarisme et nominalisme, et de rapprocher le nominalisme des crises intellectuelles du Moyen Âge tardif. L'ambition de la présente étude est de reprendre à nouveaux frais cette question, en se focalisant d'abord sur un argument de Guillaume d'Ockham en faveur d'un fondement volontaire de la foi, et sa critique par le dominicain Robert Holcot († 1349). L'enjeu du débat semble davantage concerner la portée de la naturalisation des états mentaux défendue par la plupart des nominalistes. Face à cette alternative, les théologiens nominalistes postérieurs, de Pierre d'Ailly (1351-1420) à Jean Mair (1467-1550), vont chercher une voie moyenne entre volontarisme et naturalisme, et revenir à des positions plus classiques, refermant en quelque sorte cette parenthèse naturaliste. Pourtant, ce dont témoignentde façon symptomatique ces débats, c'est du renforcementde l'approche purement interne dela foi, de l'importance accordée à la convictionintime, à l'intention pure. À ce titre, ils accompagnentindubitablement les mutations de lareligion chrétienne à la fin du Moyen Âge.
La philosophie française, sans guillemets, ça n'existe pas. L'ouvrage tente d'élucider les conditions dans lesquelles, dans la période post-révolutionnaire, l'investigation philosophique, directement engagée dans les transformations de la société, a revêtu les formes singulières qui ont conduit à l'identifier comme " française ". Ce phénomène complexe est examiné à partir d'exemples empruntés aux principaux courants de pensée qui, de la première République (Sieyès) à la troisième (Barni), ont alimenté le débat d'idées au cours du XIXe siècle, à savoir le conservatisme (Bonald, Maistre, Chateaubriand), le rationalisme (les Idéologues, Cousin, Renan) et le socialisme (l'école saint-simonienne, Proudhon).
Le développement fulgurant des biotechnologies et les modifications en cours des équilibres écosystémiques conduisent à porter au premier plan le souci pour la vie et pour la nature. Ces inquiétudes font naître le besoin d'une éthique dont la vie serait l'objet spécifique. Cependant, et dans le même moment, une inquiétude contraire se fait sentir. La prépondérance du thème de la vie n'exprime-t-elle pas un recul de notre modèle de civilisation ? Nous avons construit notre monde, et même le monde, en refusant de rabaisser l'homme au niveau de l'espèce et en faisant de l'humanité un idéal irréductible à tout donné biologique. En appeler à une éthique de la vie, n'est-ce pas régresser en deçà des conditions qui ont permis de construire un monde véritablement humain ? En proposant une éthique de la responsabilité envers la vie et les générations futures, le grand philosophe allemand Hans Jonas laisse entendre qu'il faut que l'ancien monde meure pour qu'un nouveau puisse naître. D'ailleurs, si la nouvelle éthique porte sur la vie, elle n'en néglige pas pour autant l'homme, puisqu'elle contribue à redéfinir l'humanisme sur des bases plus assurées.La vie n'est peut-être pas en effet seulement cette " chose " fragile à préserver mais également ce qui permet de fonder l'éthique de l'avenir. C'est en tout état de cause de telles propositions que ce livre formule sur un mode critique, livre qui se veut également un hommage à la mémoire de Hans Jonas, mort il y a vingt ans.
Alors que son intérêt pour l'histoire, sacrée et profane, a fait l'objet de nombreuses analyses, aucune étude générale sur l'idée d'histoire dans l'œuvre de Hobbes n'avait encore été menée. C'est une telle étude que se propose ce livre en partant de ce qui, chez Hobbes, se présente comme un " problème de l'histoire " : comment une pensée du droit naturel, qui, en son point de départ emblématique (l'état de nature), exclut la connaissance du fait, manifeste-t-elle, en réalité, un souci profond de l'histoire et de l'historicité de l'homme?
L'insistance avec laquelle Gilles Deleuze a essayé d'ouvrir la philosophie aux non-philosophes est directementproportionnelle à la force qu'il a mise à saisir sa singularité. C'est pourquoi sa conception de la philosophieest une des plus précises et systématiques de l'histoire de la discipline. Elle se divise en une théoriedes éléments, qui comporte le concept,le plan d'immanence et les personnagesconceptuels, et en une théorie de la créationqui comprend une théorie de la méthode –malgré la méfiance que Deleuze exprimait àl'égard de cette notion –, une histoire de laphilosophie qui lui valut un grand nombre dereproches, et une conception du discours philosophique,peut-être implicite, certes, maisnon moins consistante.Concept et méthode se propose de développercette conception de la philosophie à partirde la formule que Deleuze a employéepour définir la discipline depuis ses premierstravaux jusqu'aux derniers : " création deconcepts ". Elle est elle-même une créationconceptuelle, mais qui ne dévoile toute sonoriginalité que si on la replace dans la tradition.