Cet essai retrace l'histoire d'une série de malentendus qui jalonnent les vies multiples d'une œuvre et interrogent le rapport toujours tendu qu'entretiennent l'art et le politique. Tout débute par un ensemble de stratégies interprétatives destinées à " neutraliser " le sens que l'on attribue à la peinture du drapeau des États-Unis réalisée par Jasper Johns en 1954-1955. En inverser les couleurs revient-il à révéler une charge politique latente? Les interprétations qu'en donnent Faith Ringgold, Donald Judd ou Yvonne Rainer à la fin des années 1960 trahissent-elles l'indifférence de leur modèle? Certes, nous prévient Jasper Johns, un artiste qui dit fabriquer du chewing-gum peut se trouver attribuer l'intention de produire de la colle. L'histoire continue et, en 2025, on ne saurait sous-estimer la portée symbolique d'un drapeau des États-Unis en négatif tel que l'a peint Jasper Johns il y a tout juste 60 ans.
Dans des chaos de grès proches de Fontainebleau se trouve un triptyque gravé il y a 21 000 ans, à la même époque que la grotte de Lascaux. Deux chevaux encadrent le pubis d'une femme, qui rappelle au visiteur actuel le tableau de Gustave Courbet, L'Origine du monde. De l'eau s'écoule occasionnellement de cette véritable installation paléolithique. Après avoir analysé son fonctionnement ainsi que ses parentés stylistiques et thématiques dans le contexte du Paléolithique récent européen, l'auteur en propose une interprétation à la lumière de la mythologie comparée. Quelques surprenants échos se décèlent ainsi avec l'imaginaire de Courbet.
En mai 1913, Rodin refusa de signer l'épreuve d'une gravure que lui apportait Gladys Deacon, célèbre femme du monde et collectionneuse. Enquêter sur cet incident, c'est remonter le fil d'une histoire où l'estampe, passant de mains en mains, présente des analogies avec le papier-monnaie. Peu de médiums artistiques sont aussi relationnels que l'estampe, cette feuille volante traverse différents cercles, celui des imprimeurs, artistes, éditeurs, marchands, collectionneurs, bibliothèques et musées qui sont autant de milieux professionnels et sociaux qu'une simple gravure met en rapport au cours de ses périples. Le cas de la pointe sèche de Rodin intitulée Les Amours conduisant le monde (1881) en offre un parfait exemple. Les archives parisiennes de la bibliothèque de l'Institut national d'histoire de l'art, croisées avec celles du musée Rodin, permettent de reconstituer Ce cheminement.
À la fin de sa vie, Lina Bo Bardi (1914-1992) conçoit un projet destine´ a` être présente´ lors de l'Exposition universelle de Séville de 1992. Il ne sera jamais réalisé, mais rend compte de plusieurs des préoccupations de cette architecte et intellectuelle, qui vécut entre l'Italie et le Brésil, notamment sa vigilance a` l'égard de l'ascendance des valeurs occidentales sur le reste du monde et sa conviction que les identités culturelles sont ancrées dans les manifestations quotidiennes. Pour elle, l'architecture ne se réduit pas a` un effet formel, elle implique la vie, la pensée critique et l'action collective. Cet ouvrage nous permet de comprendre le dialogue, à la fois critique et fécond, que Lina Bo Bardi noue avec la culture du xxe siècle. Son héritage créatif et visionnaire reste d'actualité dans un monde où les valeurs et pratiques humanistes sont en jeu.
Vers 1530, Le Corrège peint une série de quatre tableaux dédiés aux amours de Jupiter. Sur l'un d'entre eux, Io semble surprise par le dieu ayant pris l'apparence de nuées. Le peintre s'éloigne du mythe raconté par Ovide pour insister sur la tension paradoxale entre la réalité charnelle de la nymphe et la nature vaporeuse du dieu. Cette rencontre devient une projection imaginaire, une phantasia érotique susceptible d'abuser les sens. À travers l'exploitation de sources littéraires et philosophiques, et la reprise de motifs antiques bien connus à la Renaissance, c'est une mise en scène onirique qui s'offre au spectateur, où l'expérience fantasmatique sert de point de départ à la présentation autonome d'une rêverie féminine voluptueuse.
Au milieu de luxuriants jardins surplombant le Bosphore, l'architecte Sedad Hakki Eldem avait construit en 1948 le café Ta?lik, un édifice alliant architecture ottomane et modernisme occidental. Accessible à tous, sans distinction de classe ni de genre, ce lieu symbolisait alors l'idéal démocratique de la jeune république turque. Qu'en reste-t-il de nos jours? Démantelé et déplacé, le café, comme les jardins qui l'entouraient, a laissé place à un complexe hôtelier de luxe. La vue imprenable dont les habitants pouvaient autrefois jouir librement est désormais monnayée. Par son récit, Victor Burgin redonne vie à cet édifice. En mettant au jour des évolutions urbaines que l'on retrouve dans les métropoles du monde entier, il propose une définition de la ruine propre à l'ère capitaliste.
Un groupe statuaire représente un garçon assis à même le sol mordant à pleines dents un membre humain. Découvert en 1678 dans une villa italienne d'époque romaine, il n'a cessé d'intriguer historiens de l'art et archéologues qui virent en lui un " cannibale ". S'appuyant sur les indices matériels et un important corpus textuel et iconographique, l'autrice étudie avec minutie la fonction symbolique et culturelle d'une sculpture dont l'esthétique interroge autant qu'elle instruit. Elle se livre ainsi à une véritable enquête sur les représentations antiques de la violence et du jeu, ainsi que sur le système de valeurs de la société romaine à l'époque impériale.
Certains illustrateurs se distinguent par une pratique paradoxale. Ils conçoivent des images qui, tout en étant liées à un texte, tendent à s'en émanciper. Elles provoquent le regard du lecteur en lui offrant, au lieu d'une illustration littérale du texte, une énigme à déchiffrer. Le choix d'une esthétique fantastique caractérise souvent ce processus d'autonomisation du visuel. Parmi les illustrateurs qui pratiquent ce genre, certains renversent la hiérarchie conférant la primauté à l'écrivain, ou rédigent eux-mêmes les textes qui illustrent leurs images. Le néologisme de " dessinauteur " désigne cette catégorie d'artistes qui revendiquent d'être auteurs par l'image.
Cet essai prend pour objet le jeu de billard et ses représentations depuis le XVIIIe siècle. Il y est question des configurations visuelles variées dans lesquelles se retrouve ce meuble en bois massif recouvert d'une étoffe monochrome, qui se répand d'abord dans les salons de l'aristocratie européenne, avant de s'imposer peu à peu dans les intérieurs bourgeois et d'agiter les troquets populaires. À partir d'un corpus d'œuvres impliquant une série d'artistes aux intentions variées, de Chardin et Van Gogh à Sherrie Levine, ce texte décrypte une pratique ludique singulière dont l'étude des représentations oriente vers une histoire matérielle, visuelle et sociale inattendue: celle d'un jeu d'adresse et de hasard impliquant à parts égales le corps et l'esprit. Ainsi, " on s'amusera, aussi savamment que possible ", comme le préconisait Edgar Degas, qui ne dissimulait pas sa fascination pour l'art de la carambole et ses praticiens. Ensemble, ces images incitent à penser l'histoire de l'art comme un perpétuel " jeu de position ", selon une expression forgée par Michael Baxandall et qui sert de fil rouge au récit.
Les images peuvent-elles être de lait ? Cette question originelle guide notre regard sur la figuration de cet aliment, dont il est fait l'hypothèse qu'il constitue l'une des substances élémentaires de l'iconophagie en art. À partir de l'analyse de la fable " Le Loup et le Renard " de La Fontaine, envisagée comme une fiction théorique, l'auteur propose de mettre en écho plusieurs œuvres – de Vincenzo Campi à Jeff Wall – permettant de décliner les principaux enjeux des pratiques iconophagiques.
On connaît l'histoire tragique de Lucrèce, mais de son portrait, peint en 1666 par Rembrandt, on ne savait presque rien jusqu'au jour où un restaurateur découvre sur la toile une trace qui avait jusque-là été masquée. C'est à partir de cet indice
Les œuvres du Land art se déploient dans le silence des déserts, nues, massives, monumentales et cependant d'une fragilité extrême. Pures présences, elles sont toujours sur le point de devenir invisibles, toujours au bord de la disparition. Penser leur restauration excède largement le domaine de spécialisation dans lequel on a souvent tendance à enfermer l'acte même de restaurer.