Michel Foucault est une figure phare de la vie intellectuelle dans le monde entier. Il a été l'un des penseurs qui ont mis la notion de discours au centre de la réflexion des sciences humaines et sociales et il a contribué au développement de champs nouveaux comme les études sur la sexualité, les études culturelles ou encore les études sur la gouvernementalité. Même s'il s'est refusé à se poser en fondateur d'un courant d'analyse du discours, il a aussi été une source constante d'inspiration pour ce champ de recherche alors émergent, en particulier par son livre l'Archéologie du savoir.Ce numéro de Langage & Société ne cherche pas à retracer la déjà longue histoire de l'influence de Foucault sur l'analyse du discours; il ne cherche pas non plus à éclaircir la signification d'un certain nombre de ses concepts (" formation discursive ", " dispositif ", " archive "…). Il s'attache plutôt à mettre en évidence le rôle d'inspirateur qu'il continue à jouer dans l'étude du discours. C'est ce dont témoignent les articles présentés, qui abordent des questions très diverses, à la mesure d'une œuvre protéiforme qui associe une créativité conceptuelle sans cesse renouvelée à un savoir historique considérable.Parmi les objets choisis par les auteurs et les autrices, on compte les discours contemporains du religieux, la discipline des corps, la production journalistique, le débat sur le néolibéralisme et la critique du pouvoir.
L'analyse du discours francophone en Afrique de l'Ouest – Perspective historique et épistémologique
La contextualisation historique et épistémologique des disciplines est une préoccupation qui revient à intervalles réguliers dans les Suds, en Afrique notamment, sous la forme d'un appel pressant à la décolonisation des savoirs. Ce numéro, inscrit dans ce cadre politico-scientifique, vise à décrire l'histoire, la généalogie et les perspectives de l'analyse du discours dans la sous-région Ouest, tout en examinant ses enjeux épistémologiques. Ce faisant, il répond à une actualité en Afrique, marquée par la création du Réseau africain d'analyse du discours (R2AD) en 2019, qui a stimulé l'intérêt pour structurer le champ de l'analyse du discours francophone, alors peu développé. La problématique centrale de ce dossier est l'urgence de la valorisation des savoirs endogènes, souvent minorés au profit de la " bibliothèque coloniale " témoignant de la domination de la recherche africaine par des institutions et chercheurs et chercheuses de l'Occident.Les auteurs et autrices y élaborent une cartographie de l'analyse du discours en Afrique de l'Ouest en examinant ses trajectoires théoriques, ses terrains et projets ouverts par la jeune recherche, et ses liens avec la sociolinguistique. Le numéro propose enfin une bibliographie raisonnée et commentée.
Si la dimension langagière des mouvements sociaux a fait l'objet de recherches dès les années 1960, les travaux existants privilégient dans leur majorité des corpus de paroles ou de textes publicisés. En faisant dialoguer les disciplines du langage et du discours avec la sociologie interactionniste, la théorie politique des (contre-)publics, l'histoire et la sociologie des mobilisations, ce dossier déplace le regard vers des productions langagières protestataires qui se situent en amont et en périphérie de leurs processus de publicisation. Un tel déplacement implique un travail d'enquête archivistique et/ou ethnographique pour transformer en corpus ce qui se dit et s'écrit dans les coulisses et les marges des mobilisations.Ce programme de recherche se déploie à partir d'une réflexion sur l'articulation de ces deux notions de coulisse et de marge (article de Manon Him-Aquilli, Juliette Rennes et Marie Veniard) et d'une discussion du vocabulaire conceptuel de James Scott pour analyser le " texte caché " des groupes dominés d'un point de vue sociolangagier (Mariem Guellouz). Le dossier explore également l'usage d'archives écrites pour saisir le travail de protestation au 19e siècle depuis ses marges (Dinah Ribard) et l'ethnographie des échanges langagiers en terrain militant pour investiguer la constitution ou le délitement des stratégies d'alliance entre des groupes (Lilian Mathieu) et l'élaboration collective d'un discours pour défendre une cause émergente (Laura Verquere). Il se clôt par un entretien collectif (avec Alexander Bikbov, Jean-Gabriel Contamin, Manon Him-Aquilli et Julien Talpin) sur les enjeux méthodologiques, épistémologiques et éthiques des enquêtes sur les coulisses militantes.
Interagir en situation de jeu : catégorisation et positionnement
Le jeu comme objet d'étude suscite un intérêt grandissant, essentiellement en psychologie, sociologie et dans les sciences de l'information et de la communication. Ce numéro traite des interactions en situation de jeu, au travers d'une entrée sociolinguistique, la catégorisation. Dans une perspective ethnographique et ethnométhodologique, il s'intéresse à la construction et à l'émergence de différentes catégories en situation de jeu.Ces dernières années, des analyses discursives, interactionnelles ou ethnométhodologiques ont en effet mené à s'interroger sur les pratiques de catégorisation des joueurs et joueuses: quelles catégories sont mobilisées pendant et après le jeu? Comment ces catégories sont-elles construites à travers les activités du jeu et dans l'interaction? Et comment différents types de catégories (liés au jeu ou pas) se superposent ou s'entremêlent?Ce dossier rassemble des recherches francophones étudiant des jeux de plateaux (Barbier; Bécu-Robinault & Ghimenton), un jeu digitalisé (Heiden & Quignard) et des jeux sur la plateforme Twitch (Colón de Carvajal). Les auteurs et autrices s'appuient sur la théorie des rôles de Goffman, la membership categorization analysis et sur la théorie du positionnement afin de comprendre les pratiques et enjeux de la catégorisation pendant le jeu ou après-coup.
Documenter les atrocités : de la clandestinité au tribunal et au Musée, usages et effets des écrits de dénonciation (Chili, Argentine, Pérou, Colombie)
L'objectif de ce numéro est de discuter des usages et des effets sociaux des documents écrits qui inscrivent des épisodes massifs de violence politique, appelés " documents de l'atrocité ". Les articles du dossier s'appuient sur la prise en compte de chaînes d'écriture, des premiers témoignages recueillis clandestinement par des ONG locales jusqu'aux rapports des Nations Unies sur les violations des Droits Humains en passant par les recours auprès des tribunaux, et les travaux des " Commissions Vérité " mis en place par la Justice Transitionnelle. Le premier article analyse le cas d'une jeune femme disparue, de la déclaration faite par ses proches jusqu'à la condamnation obtenue de haute lutte 40 années après les faits, et comment les pérégrinations de certains énoncés ont été décisives. Le deuxième article explore un corpus de 85 énoncés, en scrutant leurs formes d'insertion dans les différents documents de cette chaine. Le dernier texte traite des usages pédagogiques, scolaires et muséographiques, des documents de l'atrocité dans quatre pays (Pérou, Colombie, Chili, Argentine). Leurs auteurs développent une approche située de la force perlocutoire des écrits, force actuellement menacée – fermeture de musée en Colombie, outils pédagogiques interdits au Pérou – ou renforcée – déclassification d'archives en Argentine. Ces documents de l'atrocité restent donc des écritures vives, des forces de témoignage face au déni et de résistance contre l'effacement.
Faire agir autrui : la requête dans les interactions institutionnelles
La requête est une action élémentaire et omniprésente de l'échange social: qui que nous soyons et où que nous agissions, faire agir autrui relève de nos actions les plus routinières. En contexte institutionnel, la requête met en jeu des dimensions sociales spécifiques et complexes en termes de coopération, de solidarité, de pouvoir, d'asymétries, de droits et d'obligations réciproques.Les investigations sur la requête se situent au carrefour de plusieurs disciplines, dont la philosophie du langage, la sociologie et les sciences du langage. Mené dans l'esprit de l'analyse conversationnelle multimodale, ce numéro spécial réunit une série d'études empiriques qui entendent explorer la requête (et d'autres actions apparentées) à la fois dans ses dimensions sociales (rôles des participant.es, rapports hiérarchiques, enjeux épistémiques et déontiques) et formelles (réalisation verbale et non verbale).Ce dossier rassemble des contributions émanant de différents chercheur.es en Allemagne (Florence Oloff), en France (Marine Riou et al.), en Italie (Renata Galatolo et Monica Simone) et en Suisse (Esther González-Martínez; Anne-Sylvie Horlacher et Simona Pekarek Doehler). Elles interrogent une diversité de terrains institutionnels: le salon de coiffure, l'hôpital, les appels d'urgence médicaux, les cours de formation pour adultes et les salles d'handiescalade.
Penser la race dans les approches sociales du langage
La race est actuellement une catégorie aussi cruciale que discutée en sciences humaines et sociales, tant en France que dans le monde anglophone. Ce dossier a donc pour objectif d'intégrer la notion comme paramètre du travail de recherche dans les linguistiques sociales françaises. L'approche choisie est épistémologique et théorique et vise à explorer la race comme réalité sociolangagière et discursive aussi bien en sociolinguistique qu'en analyse du discours.Pour ce faire, nous proposons de considérer la race comme un signe, motivant une " sémiotique raciale " et justifiant la conaturalisation du langage, du corps et de la race, mais également sa déconstruction à partir de l'exemple de la blackness (Telep). La race est également inscrite en langue et en discours sous des formes implicites qui puisent dans les stéréotypes comme par exemple dans certains noms décrivant les couleurs de la chair (Paveau). Elle peut aussi se retrouver renforcée et essentialisée comme le montrent certains discours de revitalisation linguistique (Boitel).
Quand les animaux participent à l'interaction sociale. Repenser le "tour de parole"
Par tradition, la sociolinguistique s'est désintéressée de la communication animale, laissant le soin de son étude à l'éthologie ou aux sciences du comportement. Le présent dossier a l'ambition de montrer qu'il est possible, pour la linguistique interactionnelle, d'appréhender rigoureusement les phénomènes communicatifs à l'œuvre dans des interactions impliquant des animaux. L'ensemble des contributions entend aussi mener une réflexion sur la manière dont les outils analytiques et méthodologiques de la sociolinguistique et de la linguistique interactionnelle peuvent se voir retravaillés par cet objet singulier: les notions de participation, d'analyse séquentielle et de " tour de parole ", centrales en analyse conversationnelle, seront ré-examinées. En s'intéressant à des interactions impliquant chiens, perroquets, chevaux, vaches, macaques, ou babouins, les contributions à ce dossier analysent la manière dont les animaux initient des actions communicatives ou répondent à des tours de parole humains (Mondémé), mais aussi la manière dont leurs contributions sont traitées comme des tours de parole pertinents (Harjunpää), ou ressaisies comme des actions intentionnelles (Camus), par des participants humains. Une réflexion méthodologique de fond interroge les défis de la prise en compte des actions animales dans le cadre de l'analyse séquentielle (Mondada). Enfin, le dossier se clôt par une traduction inédite d'un texte des sociologues des sciences Eileen Crist et Michael Lynch, qui, il a trente ans déjà, à l'occasion d'une conférence de l'American Sociological Association, s'interrogeaient sur la possibilité d'analyser l'interaction interespèce avec les outils de l'analyse séquentielle.
Nouveaux usages socio-économiques des "langues régionales" de France au XXIe siècle
Depuis plusieurs décennies on peut observer, en France, dans des contextes normalement investis par la langue française voire par l'anglais, une nouvelle modalité de production d'identité. Elle rappelle ce que l'on désigne en domaine anglophone par commodification (en francophonie par marchandisation). Cette modalité consiste à recourir à une " langue régionale " de France plus ou moins fortement minor(is)ée, dans sa composante lexico-sémantique essentiellement, en lui donnant ainsi une (certaine) fonctionnalité et à coup sûr une visibilité inédites. C'est de ce phénomène langagier singulier qu'il est question dans notre dossierPour ce qui concerne les langues traitées, on observe ainsi en Alsace (Erhart et Kahn), en Corse (Colonna), en domaine occitan (Alén Garabato et Boyer), la montée en puissance d'une patrimonialisation dynamique de la langue en situation de domination. En particulier dans la sphère économique, comme le domaine entrepreneurial ou le commerce de produits alimentaires, la restauration ou la promotion touristique.Les textes inédits présentés dans ce dossier (auxquels sont associés la traduction d'un article de Formoso Gosende concernant la Galice, faisant œuvre de contrepoint, et un texte d'" archives " publié en 1984 par Boyer) devraient permettre d'éclairer un phénomène glottopolitique singulier et multiforme qui ne peut manquer de stimuler la réflexion du sociolinguiste. On a certes du mal ici à parler de normalisation sociolinguistique au sens strict du terme. On a néanmoins affaire incontestablement à une forme de résilience ethnosociolinguistique productive et créative.