Sous l'impulsion des enjeux liés aux changements climatiques, la problématique du rapport au vivant est devenu centrale dans les recherches en sociologie animale, en études environnementales ou relevant des science and technology studies. On assiste en effet à un foisonnement de travaux ethnographiques portant sur différentes espèces – animales, végétales, microbiennes, fongiques –, qui démontrent l'enchevêtrement complexe et l'interdépendance relationnelle de l'ensemble des espèces.Le renouvellement théorique et méthodologique amorcé par ce " tournant vitaliste " en sciences sociales s'accompagne, paradoxalement, d'une indifférenciation conceptuelle entre organismes biologiques et artefacts techniques, désormais regroupés sous la notion abstraite de " non-humain ". Partant du constat que cette notion procède d'une logique d'indifférenciation qui rend difficilement intelligible la spécificité des matériaux vivants produits dans le cadre de la bioéconomie globalisée (cellules, gamètes, gènes, micro-organismes, tissus, etc.), ce numéro propose d'interroger le rapport au vivant tel qu'induit par la transformation de la biologie en technologie, mais aussi la spécificité concrète de ces matériaux vivants, tant du point de vue de leurs caractéristiques matérielles (reproduction, plasticité, adaptabilité, croissance, réactivité, etc.) que des imaginaires sociotechniques dont ils sont porteurs.Alors que l'on s'inquiète du déclin de la biodiversité, comment définir et analyser la prolifération toujours croissante d'espèces hybrides et de matériaux vivants produits par les biotechnologies? L'approche matérialiste qui guide les textes de ce dossier vise à ouvrir de nouvelles pistes de réflexions et d'enquêtes autour du statut particulier de ceux-ci et des ambiguïtés soulevées par la production et l'usage industriel de la matière organique.
" Faire et être avec les éléments " choisit d'interroger l'eau, la terre, le feu, l'air, etc. à l'échelle des corps et des dispositifs techniques associés. Les éléments sont ici considérés moins comme les catégories d'une classification que comme un point de départ à la réflexion, sans présager ni de leur nombre – variable selon les sociétés – ni de leur déclinaison, de leur intensité ou de leur combinaison. L'intention est ici de rendre compte d'activités, sans les réduire à leurs représentations, qui engagent des sujets sociaux dans des relations spécifiques aux différents éléments et environnements dans lesquels ceux-ci évoluent: comment l'alchimie transforme-t-elle en même temps la matière et celui qui la manipule? Que mobilisent les géobiologues pour " vibrer " avec les roches, l'eau, le vent? Comment le forgeron tempère-t-il le milieu de la forge? De la climatisation des habitations à la respiration, est-il vraiment possible de contrôler l'air? Faut-il toujours être contre le feu ou apprendre à danser avec lui? Comment demeurer avec les sols argileux? Quelles techniques corporelles sont impliquées dans la natation, la navigation ou l'entretien des rivières? Comment raconter l'invisible de l'air, le sentiment de ne faire qu'un avec les éléments, la porosité des frontières entre les corps, les techniques et les éléments? Voici des pistes que ce numéro invite à parcourir pour saisir les enjeux sociaux, politiques, historiques et anthropologiques de nos rapports aux matières élémentaires.
Ce numéro de Socio-anthropologie interroge l'influence que les systèmes d'information numériques (SIN) exercent sur la vie des organisations et celle de leurs salariés. Les articles qui le composent relèvent d'un ensemble étendu de disciplines (sociologie, ergonomie, économie, science politique, archéologie, informatique, etc.). Ce numéro traite des SIN comme dispositifs politiques, et analyse les mutations du travail et de l'autonomie des individus et des collectifs, les modifications des rapports de force au sein de l'organisation, ou encore la façon dont les SIN soutiennent ou entravent la démocratie dans les organisations.Les textes présentent une grande diversité de terrains d'enquête ou d'expérimentation: organisations théâtrales, plateformes de mobilité, archéologie, archives publiques, transport de marchandises, services de santé, université, etc. Les recherches présentées décrivent un paysage nuancé de l'influence des SIN sur le travail: risque de délitement des collectifs, travail " empêché ", recherche de l'acceptabilité sociale d'un SIN plus que de sa pertinence, mais aussi utilisations inventives d'un SIN (non prévues par ses concepteurs), résistances professionnelles conduisant à l'évolution du système, ou encore préconisations pour améliorer un SIN au regard de son influence sur la démocratie dans l'organisation.
Au sein de ce dossier, l'ambigui¨te´ a` l'œuvre dans les espaces numériques est au cœur de notre réflexion. Les pratiques numériques constituent un terrain privilégié pour observer la place que peut occuper l'ambiguïté dans l'action. Les travaux réalisés sur les modalités de communication et de rapports à soi et aux autres qui s'exercent dans les espaces numériques, font apparaitre des pratiques ambiguës, voire des pratiques où l'ambiguïté est une propriété de l'action, un élément constitutif de ce qu'il se passe et de ce qui vaut aux yeux des acteurs prenant part à l'action. Bien que rarement traités sous cet angle, les espaces numériques semblent offrir une palette sans précédent de possibilités de jongler, suspendre, contourner, ironiser, composer avec la tension inhérente à des propositions contradictoires. Chaque contribution au sein de ce numéro propose d'examiner comment les espaces numériques (pré)disposent à une culture de l'ambiguïté. Dans des domaines variés, allant de pratiques a priori plus légères à d'autres, plus politiques ou militantes, – entre autres, la pratique de mèmes, la création d'interfaces trompeurs en vue de piéger un utilisateur, l'escorting masculin, la représentation du changement climatique, les échanges entre fans et artistes, la quantification de soi, l'usage d'outils numériques dans la gestion quotidienne de pilules contraceptives – les auteur·rices décryptent ce que l'ambiguïté nous dit sur les transformations anthropologiques du rapport à soi et aux autres. Ils ont pour objectif de nous faire gagner en réflexivité, en attention et en vigilance démocratique. Au sens large, les auteur·rices contribuent à la question transversale suivante: quels sont les tenants et les aboutissants du pouvoir d'agir qui accompagne les conduites en ambiguïté dans les espaces numériques?
Intitulé " Enquêter à distance: nouvel eldorado? ", ce numéro rassemble des contributions sur la manière dont un certain nombre de tendances, de contraintes et d'injonctions – pas uniquement lie´es à la pandémie – interrogent les méthodologies plus traditionnelles de recueil de données, basées sur le temps long, l'immersion, l'observation directe, les discussions grâce à l'interconnaissance et la coprésence dans un même lieu. C'est au versant méthodologique de notre pratique en sciences sociales, que la pandémie COVID-19 a bouleversée, que ce numéro est consacré. En effet, la constitution d'un terrain d'enquête socio-anthropologique passe encore pour beaucoup d'entre nous par une immersion longue dans un milieu social, par un recueil au plus près des pratiques et des manières de faire, de juger, de penser, d'accomplir activités, missions et tâches.Les textes rassemblés invitent à la nuance et traduisent des ambivalences: les méthodologies utilisées pour pallier la distance relèvent de tendances qui se dessinaient déjà avant la pandémie (entretien par téléphone ou visioconférence, questionnaires en ligne, collecte déléguée, etc.). Leur emploi s'est démultiplié, démocratisé. La réflexivité quant aux modalités d'usage s'est affûtée. La courbe d'apprentissage est rapide, les avancées éthiques sont tangibles, et un rééquilibrage des rapports entre chercheurs et enquêté-es semble à l'œuvre. Cependant, les questions qui se posent à présent sont de savoir: à quelles conditions ces méthodologies de collecte et de production hybrides seront finalement acceptées pleinement et comment ces expérimentations participeront à la création et à l'institutionnalisation de designs de recherche plus participatifs.
Ce dossier a pour objet différentes quêtes d'intensité qui se manifestent dans notre société. Sports à sensations fortes, recherche de renouvellement et d'intensification des expériences esthétiques ou festives, stratégies cathartiques diverses visant à purger une énergie physique ou affective conçue comme excessive ou perturbante, les comportements auxquels nous avons pensé dans ce projet manifestent un surplus d'énergie et jouent avec les limites du débordement. Apparentés à première vue aux phénomènes de dépense décrits par Bataille, ils marquent une recherche de déroutinisation traduisant le désir soutenu de susciter un état " astructurel " (Duvignaud, 1977) ou de vivre une expérience pour elle-même, c'est-à-dire pour ce qu'elle suscite comme don, voire perte de soi. Tristan Garcia (2016) a interrogé cette vie intense, issue du fantasme électrique qui trouve sa légitimité dans une recherche de puissance et une affirmation de sa présence au monde, supposée échapper au décompte. Cette forme de vie dans l'excès, particulièrement sujette aux récupérations marchandes, exprime tout aussi bien une quête quasi frénétique de réel que l'incapacité structurelle à en saisir l'épaisseur. On peut interroger sa portée critique.
Dans les sociétés occidentales contemporaines, le médicament incarne un objet autour duquel s'organisent de nouvelles formes de socialités, que celles-ci se constituent en faveur ou en opposition au médicament; que les expériences et motifs d'usage soient conformes à la normativité contemporaine (usages médicaux) ou déviants par rapport à celle-ci (usages détournés). Ce numéro cherche à repenser les contours du médicament, l'élargissement de sa définition en amont (limites entre aliment et médicament, entre médicament et drogue, etc.) et l'élargissement de ses finalités en aval (thérapeutiques, diagnostiques, récréatives et de performance) en l'abordant sous l'angle du déplacement des frontières (entre normal pathologique, naturel et artificiel et entre inclusion et exclusion sociale). À partir d'approches sociologiques, anthropologiques et philosophiques, ce numéro vise également à penser les spécificités matérielles de l'objet médicament qu'il soit ingéré, injecté ou appliqué sur le corps, ainsi que les caractéristiques (matérialité, temporalité, finalités multiples) qui le distinguent (ou non) des autres outils thérapeutiques. Il vise enfin à explorer les enjeux politiques, économiques, sociaux et culturels qui sous-tendent la pharmaceuticalisation de la société et l'accroissement des usages du médicament bien au delà de la sphère médicale.
Le numéro propose d'étudier les liens spécifiques et rarement évoqués entre la mémoire et l'énergie. L'objectif est de soulever les enjeux spécifiques posés par les systèmes énergétiques à la mémoire, et d'analyser les interactions entre les régimes d'historicité d'une société et ses modes de conversion de l'énergie. Elle mobilise des approches anthropologiques, géographiques, historiques, philosophiques, sociologiques, pour étudier des objets variés, de la patrimonialisation d'anciens sites industriels à l'articulation entre différentes conceptions de l'énergie (moderne, grecque, aztèque, vitaliste) et le rapport aux temporalités. Le numéro se déploie en trois grand axes: 1) " traces, absences et trous de mémoire " analyse les lieux (et non-lieux) de mémoire de l'énergie dans les corps, les environnements, les imaginaires; 2) " systèmes énergétiques et temporalités " examine l'interaction entre les modes de conversion et de représentation de l'énergie et la construction des temporalités sociales; 3) " tradition, modernité et changement technique " analyse la disparition et la réapparitions d'usages et d'images dans les représentations des systèmes énergétiques passés ainsi que la manière dont ils opèrent dans le processus d'innovation.
L'univers des pratiques sonores est aujourd'hui au cœur de l'un des plus vifs renouvellements des sciences sociales. Il s'agit ici de se concentrer sur les bruits de l'intimité. Que sait-on, par exemple, des usages du silence dans les pratiques familières de la maisonnée ou dans les modalités du recueillement, du " parler bas " dans les rapports sociaux de travail, du chuchotement qui organise l'entre-soi du ragot ou de la médisance, ou encore du recours au gémissement dans l'acte amoureux? Que peut-on savoir de la façon dont s'organise, en privé, différemment selon les temps, les cultures et les classes, la longue disqualification sociale des bruits du corps (roter, péter, siffler, etc.)? C'est donc cet ordre ordinaire du sonore qui est au centre de ce numéro. Pour y parvenir, il met à l'œuvre une réflexion pluridisciplinaire sur les formes d'objectivation particulières que commande cet objet difficile à saisir que constituent par exemple la dispute des voisins ou les messe-basse des collègues de travail. Poser ainsi le problème du sonore revient à vouloir prendre au sérieux non seulement les raisons d'être du bruit en société, mais les mécanismes sociaux suivant lesquels le sonore devient à la fois une ressource " pratique " pour les acteurs et un mode de production " sensible " de la société où ils sont pris.